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Image à la une : Kárahnjúkar, le diable dans l’éden. Hydroélectricité et espaces protégés en Islande

Publié le 16/09/2016
Auteur(s) : Lionel Laslaz, maître de conférences HDR en géographie et aménagement - Université Savoie Mont Blanc

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Le barrage de Kárahnjúkar, construit en 2009 dans le coeur de l'Islande, signe l’intrusion de la figure du diable, représentée par l’industrie lourde et son corollaire énergétique, au sein d’un éden, dernier espace de wilderness d’Europe.

Bibliographie | citer cet article

Le barrage hydroélectrique de Kárahnjúkar et le réservoir de Hálslón
Date de la prise de vue

21 juillet 2011

Auteur de l'image

Lionel Laslaz

Localisation

Nord-est de la calotte glaciaire du Vatnajökull, hautes terres de l’Islande.

Le regard du géographe

Le barrage de Kárahnjúkar est le plus grand chantier jamais engagé en Islande : un barrage en enrochement à façade en béton de 700 m de long pour 198 m de haut [1], le plus haut d’Europe ; un lac de retenue de 2,1 milliards de m³ d’eau sur une étendue de 57 km² [2] ; 53 km de conduites forcées. Il est situé au nord-est de la calotte glaciaire la plus étendue d’Europe, celle du Vatnajökull (doc. 1). Initié par la Landsvirkjun (compagnie nationale d’électricité islandaise, créée en 1965 par l’État et la ville de Reykjavik), l’équipement, opérationnel depuis 2009, produit 690 MWatt [3] et accroît ainsi de 60 % la production électrique islandaise. Mais il vise surtout à ravitailler l’usine d’aluminium Fjarðaál (doc. 2) de Reyðarfjörður (petit port de 1 100 habitants, dans les fjords de l’Est) dont la multinationale Alcoa, troisième groupe mondial du secteur, avait conditionné la construction à celle du barrage. Ce barrage est emblématique des dilemmes posés par l’exploitation hydroélectrique, cette énergie dite renouvelable, aux effets paysagers et environnementaux contestés.

Le barrage de Kárahnjúkar signe l’intrusion de la figure du diable, représentée par l’industrie lourde et son corollaire énergétique, au sein d’un éden, dernier espace de wilderness d’Europe. Ce terme prend en Islande le nom de viðerni, défini par le ministère de l’environnement islandais en 1998 puis dans la loi sur la conservation de la nature de 1999. Cet espace dépourvu de toute forme de marque humaine couvre environ le tiers de la surface du pays (R. Ólafsdóttir, M.C. Runnström, 2011). La forte dimension symbolique des paysages islandais, constitutive de l’identité nationale (S. Halink, 2014), donne davantage de contenu socio-politique à cet ennoiement d’étendues qu’une « simple » disparition de biodiversité.

Depuis le début des années 2000, le considérable potentiel énergétique islandais suscite de nombreux débats. Le barrage et la fonderie ont vivement opposé les habitants de l’Est, majoritairement partisans de cette opportunité d’emplois dans une région économiquement et démographiquement affaiblie, et les résidents de Reykjavik qui y sont hostiles et bénéficient du soutien des ONG (L. Laslaz, 2014). Dans cet État de 320 000 habitants, le moins densément peuplé d’Europe avec ses 3 habitants/km², les populations de l’Est fortes de leurs aspirations locales s'opposent à celles de la capitale (205 000 habitants) qui mettent en avant, au nom de la politique nationale, un patrimoine commun à haute valeur environnementale dont les habitants de l’Est ne sont pas « propriétaires ». L'exploitation des ressources islandaises pour l’exportation de l’électricité vers le Royaume-Uni et pour la production industrielle au bénéfice des firmes transnationales fait également débat. En effet, le très faible coût de l’énergie électrique intéresse les producteurs d’aluminium, depuis 1966, date de l'installation de la firme Alcosuisse au sud du pays. Si le tarif énergétique accordé à Alcoa est resté secret, il défie sans doute toute concurrence, permettant à la firme d'importer la bauxite de Trinité-et-Tobago et d'exporter les produits finis vers les grands marchés de consommation, notamment européens. Pour les opposants au barrage, fédérés sous le slogan Saving Iceland, ce premier barrage n'est que le maillon initial d’une longue chaîne d’équipements hydroélectriques d’émissaires glaciaires et de sites géothermiques. C'est donc un conflit par anticipation d’une kyrielle de projets qui se développe.

Le premier projet de barrage à Kárahnjúkar date de 1999, mais une pétition signée en 2000 par 45 000 personnes le suspend un temps. Il est relancé en 2001 par la ministre de l’environnement malgré l'avis défavorable de l’agence nationale de planification, et finalement autorisé en 2002. En dépit des manifestations de 1 000 opposants devant l’hôtel de ville, début 2003, et après plusieurs avis différents, le conseil municipal de la capitale se prononce pour le projet, tout comme le Parlement, ce qui permet au chantier de démarrer la même année.
112 ONG lancent un appel aux banques pour qu’elles ne financent pas le projet, 45 000 signatures sont recueillies sur une pétition. Un camp de protestation est établi par des Islandais et des activistes de dix-huit nationalités sur le site du barrage en juillet 2005 puis un autre durant l’été 2006, ponctué de 40 arrestations par la police. Le remplissage de la retenue en septembre 2006 occasionne la deuxième plus grande manifestation de l’histoire du pays avec 15 000 personnes réunies à Reykjavik (deux fois moins selon la police) et quelques centaines dans trois autres villes. Le nombre de manifestants, apparemment modeste, est à ramener à la population totale du pays (4,5 %, soit proportionnellement 3 millions de manifestants à Paris) et à replacer dans le contexte d’une démocratie plutôt apaisée d’Europe du Nord, où l’environnement semble faire l’objet d’un relatif consensus. Mais l’ambiguïté des gouvernements islandais successifs, accusés de masquer leurs arrangements avec les firmes transnationales, dans un climat général de suspicion à l’égard de la classe politique depuis la crise de 2008-2009 explique en grande partie ces contestations. Les tensions peuvent être vives : par exemple, l'un des journalistes vedettes de la télévision, Omar Ragnarsson, dénonce des menaces à son encontre suite à son ralliement aux opposants ; la projection dans un hôtel de la capitale des images de la vallée ennoyée lui vaut la protestation d’un groupe de 700 personnes, dénommé « Les Amis de l’Industrie ».
Au total, l'ensemble des installations aurait coûté trois milliards de dollars (dont un pour le barrage), soit 20 % du PIB islandais ; certains l’accusent même d’être une des causes de la crise financière et bancaire qui a étranglé le pays en 2008-2009. De son côté, Alcoa soutient que l’usine dispose des équipements les plus en pointe pour filtrer ses rejets, qu’elle a financé un gymnase, des équipements hospitaliers et des routes (dont un tunnel entre Reyðarfjörður et le village voisin, réduisant de moitié le temps de trajet).

Pour compenser la construction du barrage et obtenir la paix sociale, le gouvernement décide d’absorber deux parcs nationaux préexistants (Skaftafell au sud, 1967 et Jökulsárgljúfur au nord, 1973) dans un périmètre qui englobe aussi la calotte glaciaire du Vatnajökull (doc. 1) : le parc national du Vatnajökull, le plus vaste d’Europe hors Groenland (12 000 km²) est ainsi créé en 2008 (L. Laslaz, dir., 2008) (doc. 3). Protection par compensation, cet espace protégé géant dédommage ainsi les pertes territoriales causées à la wilderness et connaît actuellement une stratégie de superposition de protection et de labels [4]. Les retombées économiques de la fréquentation touristique de ce parc national largement avancées par les opposants à l’équipement hydroélectrique restent cependant timides en dehors de ses deux noyaux initiaux, facilement accessibles depuis l’unique route circulaire et dotés d'installations pour les touristes. Le reste du parc traversé de quelques pistes réservées à des véhicules tout-terrain, et équipé de quelques refuges seulement, ne connaît qu’une faible fréquentation. Le conflit environnemental suscité par ce barrage et la fonderie est ainsi révélateur de stratégies nationales de développement divergentes entre hydroélectricité et tourisme associé au parc national. Mais il traduit aussi, à une échelle plus fine, les tensions entre des groupes d’acteurs s’accordant sur la protection dans l’absolu, mais peinant à converger sur les régulations des usages au sein du périmètre de conservation.

La suite du programme, que les deux partis au pouvoir, conservateurs et libéraux, souhaitent accélérer en 2015, consiste en la construction de cinquante barrages et usines hydroélectriques, accompagnés de lignes à très haute tension (doc. 4). Désormais, pour contrer les projets recensés, les opposants fédérés au sein du collectif Hjarta Landsins (« cœur de l’Islande », métaphore filée jusqu’à la forme adoptée par le logo) constitué de 21 associations, visent depuis septembre 2013 la création d’un parc national unique dans les hautes terres d’Islande. Ils adaptent ainsi l'idée, discutée en 1997-1998 au Parlement, de constitution de quatre parcs nationaux sur les calottes glaciaires de l’île. Appelé Central Highlands National Park, il occuperait 40 000 km² (soit 40 % de la superficie de l’île, situés à plus de 400 m d’altitude), dont le parc national du Vatnajökull. Rejoint par le mouvement Hálendið (littéralement « Haute Terre ») en mars 2016, le collectif s’appuie sur un soutien populaire (selon un récent sondage, 61 % des Islandais y seraient favorables), mais aussi sur la demande de parlementaires d’inscrire les hautes terres d’Islande sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. L’objectif visé est 2018, date du 80ème anniversaire de la création du premier parc national islandais, celui de Thingvellir. Cette démarche relève d’une protection par anticipation, visant à bloquer toute velléité d’équipement, par la création d’un espace protégé, voire par la superposition de plusieurs utilisée comme stratégie de renforcement de la préservation (L. Laslaz, 2016). Mais le relatif consensus autour de l’idée d’un parc national ne saurait faire illusion ; le débat porte, davantage que sur les limites ou que sur l’idée même de parc national largement vu comme un produit d’appel touristique, sur le contenu et ce qui serait autorisé au sein de ce parc national, notamment en matière de pratiques de sports motorisés ou de pleine nature, dont les lobbys sont particulièrement puissants sur « l’île de glace » (M. Bishop, 2016).

La contestation des grands barrages n’est pas nouvelle [5] et agite davantage l’actualité dans les pays du Sud que du Nord. De son côté, la compensation de tels équipements, en Islande comme ailleurs où elle est même inscrite dans la loi (comme en France depuis 1976), s’apparente de plus en plus à une solution par défaut pour les environnementalistes. La stratégie de l’anticipation des projets en utilisant les espaces protégés comme remparts contre des infrastructures est monnaie courante. Mais elle ne résout pas miraculeusement les tensions : la création de ces espaces protégés est longue, leur gestion représente un coût, si tant est qu’on leur donne des missions claires et effectives. De surcroît, leur mise en œuvre est aujourd’hui davantage consensuelle, sans être unanime ; reste à s’accorder sur le contenu et les objectifs qui leur sont donnés. Le conflit en cours depuis 2003 autour du projet de Kárahnjúkar tout d’abord, puis d’équipements plus ambitieux et nombreux ensuite, est donc plus complexe qu’une seule opposition de principe pour ou contre l’espace protégé.
 


[1] Celui de Tignes fait 180 m.

[2] Deux fois la superficie du lac de Serre-Ponçon.

[3] 400 MWatt pour celui de Tignes.

[4] Sur la liste indicative du Patrimoine mondial de l’Humanité depuis 2011, le parc national de Vatnajökull fait l’objet d’une procédure de demande d’inscription par le gouvernement islandais depuis mai 2016. Voir l'article d'Iceland Magazine, 3 mai 2016

[5] Voir par exemple sur le site International Rivers, la page "Problem with big dams".
 

Documents complémentaires

Doc. 1 - Les principaux espaces protégés islandais.
Source :
Landmælingar Íslands, UST, 2011.
Le parc national du Vatnajökull et la réserve naturelle de Kringilsárrani ceinturent la retenue du barrage de Kárahnjúka
r.

Doc. 4 - La carte et le logo produits par les opposants aux divers projets d’équipement des hautes terres d’Islande.
Source : http://heartoficeland.org/, janvier 2016.
Les panneaux jaunes font référence à des projets d’exploitations hydroélectriques et géothermiques. Les deux bandes grises sont les transformations envisagées de pistes en routes carrossables, permettant de relier Reykjavik, la capitale au sud-ouest, à Akureyri, la deuxième ville du pays, au nord. Cette route devrait être doublée d’une ligne à très haute tension (figuré des pylônes).

Doc. 2 - La fonderie d’aluminium Fjarðaál de Reyðarfjörður.
Elle emploie 450 salariés et produit 346 000 tonnes d’aluminium par an, ce qui fait de l'Islande le premier producteur mondial d’aluminium par habitant.

Doc. 3 - Entrée du parc national du Vatnajökull

 
Ressources complémentaires
  • Bishop M., 2016, Pratiques récréatives et protection des hautes terres de l’Islande : conditions d’un consensus entre usagers domestiques, mémoire de Master 1 Géographie, Université Savoie Mont Blanc (dir. L. Laslaz), 118 p.
  • Halink S., 2014, “The Icelandic mythscape: sagas, landscapes and national identity”, National Identities, vol. 16, n°3, p. 209-223.
  • Laslaz L. (dir.), Depraz S., Guyot S. et Héritier S., 2012, Atlas mondial des espaces protégés. Les sociétés face à la nature, Autrement, coll. « Atlas-Monde », 96 p.
  • Laslaz L., 2013, "Conflit environnemental", Hypergéo
  • Laslaz L., 2014, “Is a dam an obstacle to sustainable tourism in Iceland’s mountains?”, in Debarbieux B., Oiry Varacca M., Rudaz G., Maselli D., Kohler T., Jurek M. (eds.), Tourism in Mountain Regions: Hopes, Fears and Realities, Sustainable Mountain Development Series. Geneva, Switzerland: UNIGE, CDE, SDC, p. 60-61.
  • Laslaz L., 2016, Avide d’espaces, vol. 2 - mémoire inédit : Protéger en montagne. Une polémogéographie des politiques environnementales au défi de l’acceptation sociale, Habilitation à Diriger des Recherches, Université Savoie Mont Blanc, 437 p.
  • Ólafsdóttir R. & Runnström M.C., 2011, “How Wild is Iceland? Wilderness Quality with Respect to Nature-based Tourism”, Tourism Geographies, vol. 13, n°2, p. 280-298.
     
  • Ministry for the Environment, The Nature Conservation Act n° 44, 22 mars 1999.
  • Agence islandaise pour l’environnement (version en anglais).
  • Halendid, le site d'Iceland National Park (version en anglais).
  • Le site des principaux opposants au projet de barrage, l’association Saving Iceland. Voir notamment la synthèse de S. Jakobsdóttir, 2006, “Best of Kárahnjúkar. Reviewing the dam project that split a nation”, http://www.savingiceland.org/category/downloads/.
  • Le site du film documentaire Dreamland, 2009. Et le site de son réalisateur, l'écrivain islandais Andri Magnason, auteur de Dreamland. A self-help book for a frightened nation, livre hostile au projet, paru en 2006 en islandais, en 2008 en anglais et vendu à 18 000 exemplaires.
  • Bjork en concert contre Kárahnjúkar, la vidéo sur YouTube, 2006, 1'49.

 

 

Lionel LASLAZ,
maître de conférences HDR en géographie,
Université Savoie Mont-Blanc, UMR 5204 EDYTEM CNRS / Université Savoie Mont-Blanc

Pour citer cet article :
Lionel Laslaz, « Kárahnjúkar, le diable dans l’éden. Hydroélectricité et espaces protégés en Islande », Image à la une de Géoconfluences, septembre 2016.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/image-a-la-une-karahnjukar-islande
Pour citer cet article :  

Lionel Laslaz, « Image à la une : Kárahnjúkar, le diable dans l’éden. Hydroélectricité et espaces protégés en Islande », Géoconfluences, septembre 2016.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/image-a-la-une-karahnjukar-islande

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