Image à la une. De l’espace fictionnel à l’espace touristique : Sweethaven à Malte
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Document 1. Anchor Bay et le Popeye Village à Malte.
- Auteur du cliché : Nicolas Marichez.
- Lieu de prise de vue : Popeye Village et Anchor Bay depuis les Popey Cliffs, île principale de Malte, 35°96' N ; 14,34°E.
- Date : 12 avril 2025.
- Droits d’usage : licence CC non commerciale, photographie libre de droits pour l’usage pédagogique dans la classe.
La photographie a été prise au nord-ouest de l’île principale de Malte, au fond d’Anchor Bay (document 2). Le nom de la baie, bien connue des plongeurs, rappelle qu’elle fut longtemps propice à l’ancrage des navires. Mais si la notoriété et la fréquentation de cette baie étroite aux eaux calmes et peu profondes se sont affirmées depuis une vingtaine d’années, c’est surtout grâce au « Popeye Village » implanté au pied de la falaise, sur notre droite depuis le belvédère surplombant le site.
Document 2. Carte de localisation

Le regard du géographe
Cette baie fut longtemps dans l’ombre de Mellieha Bay, à deux kilomètres au nord-est, pôle balnéaire maltais réputé pour sa longue plage de sable fin bordée d’immeubles modernes, l’une des plus fréquentées pendant la haute saison. La création du village de Popeye a fait émerger sur la côte opposée une nouvelle centralité touristique. Malte a attiré plus de 3,5 millions de touristes internationaux en 2024 contre 1,1 million en 2004, et le tourisme contribue à 10,3 % du PIB en 2023 (OCDE, 2025). S’il est difficile d’obtenir des données précises à l'échelle du site (6 à 700 visiteurs par jour en moyenne selon l’un des guides), sa popularité est évidente et la clientèle touristique est internationale (européenne d’abord). Sa promotion est largement relayée à l’échelle nationale et il figure systématiquement sur les cartes et dans les guides touristiques. Dès l’arrivée à l’aéroport puis dans les boutiques de souvenirs de La Valette, à l'est, les multiples produits dérivés du personnage de Popeye (T-shirts, peluches, figurines) peuvent intriguer le visiteur qui se demandera vite pourquoi ce personnage de fiction américain a priori bien éloigné de l’archipel est si ancré dans l’imaginaire touristique maltais ainsi suggéré. Si les géographes savent combien la fiction peut susciter un « enchantement » des lieux (Desbois et al., 2016), ce sont ici les décors créés à la faveur d’un tournage qui ont inspiré, bien après celui-ci, un projet touristique. Le site rejoint ainsi d’autres lieux de tournage devenus touristiques comme Fort Bravo/Texas Hollywood (dans le désert de Tabernas en Espagne), Mos Espa (construit à Ong Jmel, aux portes du désert tunisien) ou Hobbiton (en Nouvelle-Zélande).
Un décor de cinéma
Le « village » fut créé pour un film musical coproduit par Paramount Pictures et Walt Disney Productions en 1980. Le réalisateur Robert Altman assure l’adaptation cinématographique des aventures du marin bagarreur fumeur de pipe auquel les épinards donnent une force surhumaine – imaginé par Elzie Segar en 1929 dans des bandes dessinées puis des dessins animés populaires. Le film raconte l’arrivée de Popeye dans le village fictif de Sweethaven où il rencontre Olive Oyl, promise au capitaine Bluto. Comme souvent, le tournage impose une discordance entre l’espace diégétique (Sweethaven est censé être aux États-Unis) et l’espace scénographique, Malte n’ayant pas le moindre lien avec l’univers du personnage. Après des repérages peu concluants en Floride, à Hawaï et au Royaume-Uni, la production plante le décor dans la baie maltaise découverte par le chef décorateur Wolf Kroeger. Sa création ex nihilo pendant l’hiver 1979 mobilise 165 personnes et nécessite l’acheminement de troncs d’arbre de Hollande et de bardeaux de bois venus du Canada ; elle exige déjà des aménagements tels que la construction d’une route pour rompre l’enclavement du site ou d’un brise-lames pour protéger de la houle le studio à ciel ouvert. L’objectif est de matérialiser un village de pêcheurs des années 1920 aux allures de cartoon (aux maisons et aux toits biscornus, semblant abîmés par le temps) qui paraîtra fidèle aux représentations antérieurement véhiculées par les bandes dessinées.
Du décor au lieu ciné-touristique
Si le ciné-tourisme est souvent associé au succès commercial d’un film, Popeye fut en fait un relatif échec et le succès durable de la fréquentation doit beaucoup à la popularité du personnage de fiction ((Un budget de 20 millions de dollars pour 50 millions de recettes aux États-Unis ; le film fait 851 153 entrées en France (source). La célébrité postérieure de Robin Williams, qui fait ses débuts dans ce film, influence aussi le désir de visiter le site, comme le montrent certains commentaires laissés sur Tripadvisor.)). Des guides touristiques invitent pourtant à découvrir les vestiges du tournage qui, en eux-mêmes, mériteraient le détour : « tout est resté en l’état, soigneusement entretenu » (Le Routard, 2025). S’il est d’usage aujourd’hui d’assurer le retrait et un recyclage des décors, la production les laissa sur place en 1980. L’ancien plateau de cinéma entre alors dans une phase d’enfrichement et se détériore, la partie nord (notamment l’église) étant même détruite par les flammes en 1990. Le projet de mise en valeur touristique s’affirme plus tard, rappelant que des espaces ciné-touristiques peuvent émerger longtemps après la sortie du film, dans un contexte devenu favorable. Dans les années 1990, le responsable de la Malta Film Facility convainc le gouvernement de ne pas raser le décor, vantant les possibles retombées qu’il pourrait générer ; si l’organisme obtient la gestion pendant quelques années, Popeye Village est finalement cédé à une famille maltaise qui crée en 1989 Anchor Bay Leisures Ltd. La valorisation touristique est alors menée par des acteurs privés extérieurs au film.
Le projet commercial est centré sur le décor qui assure le caractère exceptionnel du site. Le village est un bon exemple de simulacre touristique - répondant à un « goût du simulacre » (Staszak, 2021) symptomatique du post-tourisme – qui doit assurer aux visiteurs une expérience « authentique », celle de l’immersion dans le village de Popeye tel qu’ils se l’imaginent.
La conception du simulacre reprend les principes du parc à thème popularisés par Walt Disney (Didier, 2024) : la clôture de l’espace, une unité narrative et paysagère (autour de l’univers de Popeye), la consommation hybride (des jeux, des animations, de la restauration…), la mise en spectacle (assurée par une équipe de comédiens grimés en personnages) visant à offrir une expérience au visiteur et à faire naître des émotions, autant d'éléments qui en font une hétérotopie à bien des égards. Le site devient Sweethaven, dont on hisse le drapeau chaque matin. Il ancre ainsi l’imaginaire fictif de Popeye dans un territoire réel, dans une démarche visant à « tirer "l’œuvre à soi" » (Girard, 2019). Le décor du film de 1980 offre une valeur quasiment patrimoniale au lieu et les touristes sont sensibles à « l’aura du lieu » (Staszak, 2021) dans le cadre d’un ciné-tourisme on location (Grenier, 2011).
Document 3. Maquette et photographie du décor
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Maquette exposée dans le village et présentant le site après le tournage du film (ci-dessus). Photo du décor après le tournage exposée sur le site (ci-contre). |
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À la vérité, le village n’est pas exactement le décor de 1980. Les visites proposées révèlent d’ailleurs aux touristes les modifications apportées et les aident à démêler « le vrai du faux » (document 3). La Firehouse rappelle au visiteur que les constructions du tournage se limitèrent souvent à des façades en bois ne cachant que des escaliers et échafaudages aujourd’hui utilisés pour offrir des points de vue sur le parc ; un panneau indique explicitement que Olive House-Popeye’s Cabin fut fortement endommagée par le tournage et qu’une reconstruction fut indispensable. De multiples transformations ont dû être apportées pour construire une offre (ciné)touristique autour du décor – à l’inverse des usages disneyiens. L’accès au parc se fait par un chemin jalonné de photographies du film qui informent les visiteurs qui ne connaîtraient pas l’œuvre. L’unique rue du village (document 4) permet la découverte, libre ou guidée, des différentes maisons décorées avec des traces du film. Ces dernières accentuent la valeur touristique du lieu (Vergopoulos, Bourgatte, 2011) ; elles relèvent à la fois de traces « indicielles » (boîtes d’épinard, bouées…) et « symboliques » (affiches du film, photographies). L’un des premiers bâtiments est transformé en salle de cinéma où, en grignotant le pop-corn offert, les visiteurs visionnent un documentaire de 1999 revenant sur le tournage. Si les chercheurs ont montré que le ciné-tourisme n’implique pas nécessairement d’avoir vu l’œuvre (Grenier, 2011), une maison propose toutefois de découvrir le film de 1980. Le dernier aménagement en date – un modeste « musée » dédié à Robin Williams – poursuit cette offre ciné-touristique. La mise en tourisme du décor implique des transformations visant à assurer et sécuriser l’accueil du public, à inciter la clientèle à passer du temps dans un parc aux dimensions modestes. Pour cela ont été greffés au décor d’autres espaces (restauration) et attractions dont le lien avec l’univers de Popeye est plus ou moins convaincant (jeux aquatiques à l’arrière du parc) – au risque de semer la confusion dans l’esprit des visiteurs. Afin de contenter tous les membres d’une clientèle familiale, les aménités naturelles du site sont largement exploitées : la baie est en partie annexée par le parc qui offre ainsi aux visiteurs des points de vue, une plage couverte de transats en libre accès, des balades en bateau, un espace de baignade sécurisé dans les eaux turquoise dominées par les falaises. Insidieusement, le village de Popeye « déborde » sur le site naturel, l’appropriation de ce dernier passant, outre ces aménagements, par la toponymie locale (les falaises environnantes sont affublées sur Google Maps du nom de « Popeye Cliffs »). Le décor jadis choisi par le cinéaste rejoint en effet les attentes de touristes en quête d’un tourisme balnéaire dans un paysage de carte postale. À ce titre, le village de Popeye – le simulacre plus que le film qui l’a inspiré – participe à la construction et à la promotion d’un paysage dont il est l’une des composantes (Gold, 2012). Revers de cette stratégie de cartepostalisation voire de disneylandisation, certains visiteurs viennent profiter de la vue sur ce site « pittoresque » qui marie le réel et la fiction sans débourser la quinzaine d’euros exigée pour pénétrer dans le parc : « Vu le prix, on peut toutefois se contenter de le découvrir depuis les falaises encadrant Anchor Bay » (Le Routard, 2025).
Document 4. Immersion dans le décor et déambulation dans la rue principale
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La mise en tourisme d’un lieu de tournage qui n’avait pas été pensé pour de tels usages pose aussi un certain nombre de problèmes. Outre une surfréquentation parfois déplorée par les visiteurs et que les autorités du parc s’efforcent de réguler ou la difficulté à maintenir totalement les méduses hors de la zone de baignade, le village est aménagé sur un site menacé par l’instabilité côtière et les risques d’éboulement (Galea et al., 2014). Si des panneaux et des filets visent à réduire ces risques, le parc a dû fermer temporairement en février 2023 lorsque la tempête Helios a provoqué le délogement d’un rocher d’une falaise surplombant le village, endommageant Olive House.
Longtemps à part au sein de l’offre touristique maltaise, Popeye Village est aujourd’hui présenté comme un pôle cinétouristique révélateur de l’attractivité, accrue depuis les années 2000, de Malte aux yeux des cinéastes étrangers et de Hollywood en particulier.
Bibliographie
Références citées
- Desbois Henri, Gervais-Lambony Philippe et Musset Alain, 2016, « Géographie : la fiction "au cœur" », Annales de géographie, vol. 3, n° 709–710.
- Didier Sophie, 2024, « Parc de loisirs et espaces thématisés, des modèles mondialisés de loisir/tourisme ? », Téoros. Revue de recherche en tourisme, vol. 43, n° 1.
- Galea Pauline, D’Amico Sebastiano and Farrugia Daniela, 2014, “Dynamic characteristics of an active coastal spreading area using ambient noise measurements - Anchor Bay, Malta”, Geophysical Journal International, vol. 199, n° 1166–1175.
- Girard Eudes, 2019, « L’espace dans Les Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati (1953) », Annales de géographie, vol. 2, n° 726.
- Gold John R. et Gold Margaret M., 2012, “The Field and the Frame: landscape, film and popular culture”, in P. Howard, I. Thompson et E. Waterton, Routledge Companion to Landscape Studies, Londres.
- Grenier Alain A., 2011, « Ciné-tourisme. Du concept au fan, au cœur de l’expérience », Téoros, vol. 30, n° 1.
- Le Routard Malte, 2025.
- Staszak Jean-François, 2021, « Casablanca : le film, la ville et les touristes. À propos du Rick’s Café et de quelques autres simulacres in situ », Annales de géographie, vol. 5, n° 741.
- Vergopoulos Hécate et Bourgatte Michaël, 2011, « Le ciné-tourisme comme pratique allographique », Téoros, vol. 30, n° 1.
Pour aller plus loin
- Berthomé Jean-Pierre, 2023, Le Décor de film, Capircci, 272p.
- Mansson Maria, Eskilsson Lena, 2013, Euroscreen. Capitalising on Screen Tourism.
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : cartepostalisation | diégèse | disneylandisation | hétérotopie | mise en tourisme | paysage | tourisme.
Nicolas MARICHEZ
Docteur en géographie, professeur d’histoire-géographie au lycée Anatole France de Lillers et de géographie en CPGE au lycée Faidherbe de Lille.
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Nicolas Marichez, « Image à la une. De l’espace fictionnel à l’espace touristique : Sweethaven à Malte », Géoconfluences, juillet 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/de-l-espace-fictionnel-a-l-espace-touristique-sweethaven-a-malte



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