Image à la une. La (pas si discrète) présence russe aux îles Féroé
Document 1a. Le chalutier russe Zakhar Sorokin dans le port de Runavik
- Auteur du cliché : Teva Meyer
- Lieu de prise de vue : port de Runavik, Îles Féroé. Coordonnées : 62,11°N ; 6,72°W.
- Date : 28 avril 2024
- Droits d’usage : photographie libre de droits pour tout usage pédagogique, hors usage commercial.
Document 1b. Le chalutier russe Mekhanik Sergey Agapov dans le port de Runavik
Fin avril 2024, deux chalutiers russes mouillent à Runavik, troisième port des îles Féroé, situé à moins de vingt minutes de routes de Tórshavn, capitale du « pays autonome constitutif du Royaume du Danemark ». Le Zakhar Sorokin et le Mekhanik Sergey Agapov sont deux navires-usines, respectivement de 120 et 115 mètres de long, rattachés au port de Mourmansk. Ces deux photographies illustrent la situation ambiguë dans laquelle se trouve ce territoire européen et danois, n’appartenant pas à l’Union européenne (UE) mais intégré à l’OTAN, face à la présence russe depuis l’invasion de l’Ukraine.
Depuis 1977, en vertu de son autonomie vis-à-vis de Copenhague, le gouvernement féringien renouvelle annuellement des accords avec la Russie permettant aux bateaux russes de pêcher dans sa zone économique exclusive (ZEE). En échange, Moscou octroie des quotas de pêche aux navires féringiens dans les eaux russes de la mer de Barents. Ces accords ont été renouvelés en décembre 2023, en dépit de l’attaque russe sur Kiev. De plus, alors que le parlement féringien a adopté un paquet de sanctions similaires à celui de l’Union européenne, comprenant l’interdiction aux navires russes d’accéder aux ports de l’archipel, il a été décidé d’en exempter 29 bateaux au titre des accords de pêche.
Cette situation témoigne de l’intensification des relations entre les Féroé et la Russie depuis 2013. Alors que l'Union européenne impose un embargo d’un an aux Féroé sur le poisson suite à un litige quant à l'application des quotas de pêche européens, l’industrie halieutique féringienne se tourne vers Moscou. La place de la Russie dans les exportations totales des Féroé passe alors de 3 % en 2012 à 29 % en 2018 et 23 % en 2022. La moitié des exportations de poissons vont vers la Russie. Les Féroé sont devenues le deuxième pays de provenance des importations russes de poisson, derrière le Chili, mais devant la Chine. L’archipel profite de l’embargo décrété depuis 2014 par Vladimir Poutine sur l’importation de produits alimentaires venant de l’UE, de Norvège, d’Australie, du Canada et des États-Unis, dont sont exemptées les îles Féroé.
La présence russe réveille également les tensions entre les Féroé et Copenhague, alors que des doutes planent sur l’utilisation hybride par Moscou de sa flotte de pêche. En avril 2023, une enquête menée par un consortium de journaux d’investigation scandinaves dévoile l’utilisation par la Russie de bateaux civils pour des missions d’espionnage, accusés de cartographier les câbles internet sous-marins et de collecter des informations sur l’installation d’hydroliennes. Deux d’entre eux appartiennent à la flotte autorisée à accoster aux Féroé. Le gouvernement danois utilise cet évènement pour considérer que la présence russe ne relevait plus de la politique de la pêche, une compétence autonome des Féroé, mais de la Défense, un domaine réservé du gouvernement danois. Cette idée a été balayée par le ministre féringien des Affaires étrangères, Høgni Hoydal, leader du parti indépendantiste de gauche Tjóðveldi, accusant dans une interview à la radio publique danoise le Danemark de « jouer la carte de l’impérialisme » et de propager des « rumeurs sur la naïveté des Îles Féroé dans les grandes questions politiques ».
Document 2. Carte de localisation des Féroé et de ses ports de pêche et zones économiques exclusives. Teva Meyer, 2025.
Cette situation tend également les relations des îles Féroé avec ses proches voisins. C’est particulièrement le cas du Royaume-Uni. Afin de résoudre un différend sur l’étendue de leurs ZEE respectives, les deux pays partagent la gestion de la zone litigieuse depuis un accord de 1999 (voir carte 2). Sous pression diplomatique de Londres, Tórshavn interdit début 2024 aux bateaux russes de pêcher dans cette zone, ce à quoi Moscou répond en menaçant d’interdire l’entrée des produits féringiens sur son territoire.
Ces deux photos témoignent ainsi des failles ouvertes, dans le contexte de la guerre en Ukraine, par l’enchevêtrement des territoires politiques en Europe. La présence, anecdotique en apparence, de ces deux bateaux, rappelle le statut paradoxal des îles Féroé, partie intégrale du Danemark et à ce titre de l’OTAN, tout en étant en dehors de l’Union européenne, ainsi que la capacité de la Russie à jouer de ces divisions.
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : insularité | port | souveraineté | zone économique exclusive
Teva Meyer
Maître de conférences en géographie et géopolitique, université de Haute-Alsace, Mulhouse
Pour citer cet article :
Teva Meyer, « Image à la une. La (pas si discrète) présence russe aux îles Féroé », Géoconfluences, janvier 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/image-a-la-une-la-pas-si-discrete-presence-russe-aux-iles-feroe