Le système touristique mondialisé en question
Carine Fournier, maîtresse de conférences en géographie - Aix-Marseille Université
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Cet article est la version 2023 d'un précédent texte de Rémy Knafou, paru en 2011. La version de 2011 reste accessible ici. |
Le tourisme est désormais une activité d'importance mondiale reconnue comme telle, avec 10 % du PIB et des emplois dans le Monde en 2019, dernière année record avant la pandémie de covid 19 qui a mis à l’arrêt tout le système touristique mondial, détruisant 62 millions d’emplois en 2020. Avant la pandémie, les voyages et le tourisme (y compris leurs impacts directs, indirects et induits) représentaient 1 nouvel emploi sur 5 créé dans le monde entre 2014 et 2019, 10,3 % de tous les emplois (334 millions) et 10,4 % de la population mondiale ((WTTC (World Travel & Tourism Council), Travel & Tourism, Economic impact 2023, août 2023.)). 2022 a été l’année du redressement, confirmé et amplifié en 2023, dont le niveau devrait se rapprocher de celui de 2019. Et, à nouveau, les projections pronostiquent une accélération de la croissance des flux touristiques, avec une part du PIB mondial supérieure à 11 % en 2032.
En 2019, le nombre des « arrivées internationales » était de 1,5 milliard (une même personne pouvant arriver plusieurs fois, le nombre des touristes internationaux est donc inférieur) et le nombre total des touristes, en prenant en compte le tourisme à l'intérieur de chaque pays, très majoritaire, était probablement une pratique partagée par plus de 2,5 milliards de Terriens. Des flux aussi considérables ont évidemment des conséquences de plus en plus visibles et profondes sur le fonctionnement des sociétés comme sur les territoires les plus affectés par ces déplacements. Le tourisme est un système qui agit puissamment sur l'espace et les sociétés, qu'il contribue à transformer en profondeur. Aujourd'hui, des régions entières vivent du tourisme et affichent un paysage modelé par lui : Côte d'Azur, littoral belge, Costa Blanca et Costa Brava espagnoles, Sud-Est de la Floride, Gold Coast australienne, littoral de l’île de Hainan (Chine), Guarujá, la plage de São Paulo (Brésil), la riviera maya au sud de Cancún (Mexique), vallées alpines, centres historiques de Bruges, Tolède ou Venise, quartiers d’Amsterdam, Londres, New York, Paris, Prague, Rio de Janeiro ou Rome.
Ainsi, le tourisme est un indicateur de plus en plus prégnant et pertinent pour comprendre le Monde qui est le nôtre, même si les statistiques dont nous disposons via l'Organisation mondiale du tourisme (OMT) sont fondamentalement insatisfaisantes car à la fois trop englobantes (prenant en compte des flux qui ne sont pas touristiques au sens strict du terme : voyager pour son plaisir) et limitées au seul tourisme international, alors même que nous savons que le tourisme national (ou tourisme domestique) est majoritaire. La prise en compte des questions touristiques dans les différents programmes scolaires permet désormais de l'envisager en géographie à différentes échelles, locale, régionale, nationale, internationale et mondiale (encadré 1). La très grande majorité des professeurs d'histoire-géographie étant de formation principalement historienne, on ne saurait trop leur conseiller de ne pas négliger la construction historique de la pratique, sans laquelle on ne comprend pas les formes urbanistiques qu'elle révèle encore aujourd'hui, et de ne pas davantage hésiter à saisir la dimension historique et temporelle d'un phénomène qui n'est pas né d'hier, puisqu'en Europe occidentale, suivie de près par le Nord-Est des États-Unis, les lieux spécialement créés pour satisfaire les besoins des touristes fonctionnent depuis parfois plus de deux siècles.
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1. La progressive émergence de la question touristique en géographie
On sait que les sciences humaines et sociales, parasitées par les représentations que se font souvent les chercheurs de leur objet de recherche, elles-mêmes largement liées aux pratiques des intéressés, ont eu un certain mal à reconnaître l'importance de la question touristique, porteuse de redoutables et durables stéréotypes, et sous-estimaient généralement le potentiel considérable du tourisme pour la compréhension de la dynamique des sociétés contemporaines. Dans ce contexte, la géographie française, bien que s'étant intéressée assez tardivement au phénomène urbain en général, a plutôt devancé les autres disciplines dans son intérêt pour l'enjeu touristique, même si sa culture l'a moins portée que les anglo-américains à produire des travaux à visée théorique.
Le bilan des thèses récemment (2010-2023) soutenues en France dans le champ du tourisme continue de montrer le primat de la géographie sur les autres disciplines, mais cette domination s’atténue et la situation varie beaucoup selon les universités. On constate en effet que les thèses qui comportent le mot tourisme dans leur titre ou dans leurs mots-clés relèvent désormais de très nombreuses disciplines, que pour des raisons de commodité de lecture des graphiques il nous a fallu regrouper pour les plus minoritaires (document 1). À Angers, principal pôle de formation en tourisme en France créé à l’initiative d’un géographe, la géographie domine presque sans partage ; elle est toujours la discipline majoritaire à Paris ou à Grenoble, mais n’est plus qu’une parmi d’autres à Toulouse où l’économie et la gestion priment ou bien à Perpignan où s’est imposée une science du tourisme.
Document 1. Répartition par disciplines des thèses touchant au tourisme, soutenues entre 2010 et 2023Source : recherche menée en mai 2023 à partir du mot-clé « touriste » contenu dans le titre des thèses soutenues entre 2010 et 2023, dans les thèses répertoriées dans le catalogue du Système Universitaire de Documentation (SUDOC). Ce dernier est « le catalogue collectif français réalisé par les bibliothèques et centres de documentation de l'enseignement supérieur et de la recherche » (www.sudoc.abes.fr/cbs). Le dépôt en bibliothèque universitaire d’un exemplaire de thèse soutenue est obligatoire, cette source a donc semblé particulièrement fiable et on la suppose la plus complète possible. Les notices du SUDOC comportent de nombreuses informations en dehors de l’auteur et du titre de la thèse : année de soutenance, directeur de thèse, université de soutenance, discipline… Réalisation : Carine Fournier, Aix-Marseille Université, mai 2023. |
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Document 2. Les thèses en cours dans le champ du tourisme en FranceSource : theses.fr « Theses.fr est une des applications du projet Portail des thèses confié à l’ABES (Agence Bibliographique de l'Enseignement Supérieur) en 2009 par le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche » (www.theses.fr/apropos.html) ». Le mode de mise à jour des données n’est pas précisé et certaines thèses inscrites depuis plus de 10 ans figurent toujours comme « en cours », sans que l’on sache si la thèse a été soutenue ou la recherche abandonnée. La recherche a été réalisée début mai 2023 et a porté sur le mot-clé « tourisme » uniquement dans le titre de la thèse. Seules les notices relatives aux thèses en préparation ont été retenues. Réalisation : Carine Fournier, Aix-Marseille Université, pour Géoconfluences, mai 2023. |
Document 3. Les formations en tourisme en FranceSource : plateforme MonMaster, mai et novembre 2023. Réalisation : Carine Fournier, Aix-Marseille Université, pour Géoconfluences, novembre 2023. |
Même si Olivier Lazzarotti (2002 ; 2010) rappelle que la relation entre la géographie et le tourisme est ancienne, lorsque des professeurs d'université n'hésitaient pas à écrire dans des guides touristiques (Maurice Le Lannou dès 1938, qui fut professeur au Collège de France entre 1969 et 1976, Chabaud et al., 2000), le tourisme en tant que sujet d'étude a à peine plus d’un demi-siècle d'ancienneté, si l'on se réfère aux thèses de doctorat d'État (encadré 2).
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Il s'est ainsi progressivement constitué un solide corpus de connaissances, relevant de la « géographie du tourisme » ; la publication de manuels à partir de 1985 atteste à la fois de la consolidation d'une « science normale » (au sens de Kuhn) et des impasses que révèle la démarche, enfermée dans des typologies classiques (le tourisme littoral, montagnard, rural, urbain, etc.), avec des problématiques peu innovantes et peu ouvertes sur les recherches dans d'autres disciplines, une difficulté, voire un refus de définir l'objet étudié, ainsi qu’une dominante d'approches déterministes avec l'affirmation fréquente de la « vocation touristique » des lieux, etc.
Le constat de ces difficultés et de ces impasses a nourri l'équipe de recherche MIT (Mobilités, Itinéraires, Tourismes), créée en 1993 au sein de l'université Paris 7 (et disparue en 2008 ; lire Knafou, 2018). Le « manifeste » de cette équipe a été l'article publié en 1997 dans L'Espace géographique (Knafou et al., 1997). Consacré à une « approche géographique du tourisme », il jetait les bases d'un déplacement épistémologique suite aux limites rencontrées par les travaux se réclamant de la géographie du tourisme.
2. Les apports de l'approche géographique du tourisme
Placer le touriste au cœur de la démarche revient à rendre compte de deux constats : le premier tient au rôle historique que les touristes ont joué dans l'invention de ce que l'on nomma plus tard le tourisme. On reconnaît généralement une double filiation au tourisme : la villégiature aristocratique et la pratique du « tour » – mot anglais provenant du vieux français, « tour » qui donna d'abord les mots anglais tourist (1769), ensuite tourism (1811), traduits en français, respectivement en 1816 et 1841. Il est important de savoir que le « touriste » a précédé le « tourisme », dans la pratique comme dans le vocabulaire créé pour la qualifier. Le deuxième constat nous enseigne que le touriste choisit les lieux dans lesquels il se rend, dans le cadre d'un projet personnel qui s'est inscrit à partir du XIXe siècle dans un mouvement croissant de la société. Aujourd'hui encore, le touriste est un individu pourvu d'intentions qui se détermine dans le contexte d'une société qui, désormais, fait une part importante à l'utilisation de son temps libre hors de chez soi et subit sans cesse les appels à partir et découvrir de nouveaux lieux que diffusent tous les types de médias, à la faveur d’une communication orchestrée par un marketing touristique qui sait faire flèche de tout bois. En effet, la différence entre la publicité qui dit son nom et des communications plus ou moins complaisantes est de plus en plus brouillée ; des campagnes télévisées coûteuses aux rémunérations d’influenceurs susceptibles de mobiliser des jeunes et moins jeunes sur des réseaux sociaux (Cousin et Bazin, 2023), l’éventail des outils à disposition du marketing touristique s’est considérablement ouvert. Sans oublier que les médias nationaux rendent régulièrement compte de déplacements devenus massifs, qui rythment la vie des sociétés, y compris lorsque les déplacements ne concernent qu'une minorité de la population, comme c'est le cas avec les départs aux sports d'hiver. Bref, les déplacements touristiques et de loisirs rythment la vie de notre société, ce qui tendrait à nous faire oublier qu’environ 40 % des Français ne partent pas en vacances tous les ans.
Cette approche a également permis de proposer une typologie des lieux touristiques fondée à la fois sur une prise en compte des pratiques touristiques et une connaissance construite de la production de ces lieux à différents moments de l'histoire du phénomène. Cette typologie, développée et mise à jour à travers des publications successives de l'équipe MIT - notamment la trilogie des Tourismes (1, 2, et 3), en 2002, 2005 et 2011 – fait en effet une part importante à la genèse ainsi qu'aux générations de lieux touristiques. En effet, dès ses débuts, le tourisme a suscité son propre bâti, le souci des premiers touristes étant, dès qu'ils le purent, de ne pas se mélanger aux populations locales. Des constructions isolées surgirent, puis, rapidement, des quartiers nouveaux, à l'écart des habitats existants, comme à Nice, dès le début du XIXe siècle, à Cannes ou à Brighton. La station, définie comme un lieu créé par et pour le tourisme, fut inventée au milieu du XIXe siècle, réponse des entrepreneurs au surgissement d'un marché nouveau. Depuis, la gamme des lieux touristiques s'est enrichie, dans le cadre de deux processus majeurs : d'une part, la création de lieux ex nihilo, avec le surgissement de stations touristiques, de comptoirs (lieu clos dominé par une seule entreprise, sans population permanente) et autres urbanisations touristiques ; d'autre part, le développement du tourisme au sein de lieux déjà constitués, au moyen de processus de diversion (lorsque le tourisme n'est pas l'activité dominante, comme c'est le cas dans les grandes métropoles) ou bien de subversion, lorsque le tourisme investit un espace (généralement, le centre historique d'un lieu patrimonialisé), au point que l'on puisse parler de villes touristifiées.
Le concept de « moment de lieu » (Knafou, Équipe MIT, 2005) a permis de mettre en évidence le rôle de certains lieux touristiques dans la cristallisation et l'incarnation de pratiques nouvelles correspondant à quelques grandes inventions successives qui ont constitué la « révolution touristique ». En effet, sur le temps long, l'histoire du tourisme peut se résumer en une succession d'inventions de pratiques, dans des lieux différenciés (Boyer, 2000) : le bain thérapeutique dans les eaux froides (Manche, mer du Nord, dès la fin du XVIIe siècle), la villégiature hivernale en Méditerranée (à partir du XVIIIe siècle), contemporaine de la découverte estivale des attraits de la montagne, la fréquentation hivernale de la montagne à partir du dernier quart du XIXe siècle, le bain dans les eaux chaudes (Hawaï, puis Méditerranée), à partir du XXe siècle. Cette succession de pratiques s'est progressivement dégagée des préconisations thérapeutiques et de l'emprise des médecins pour consacrer systématiquement la mise au point d'une vie de société dans des lieux nouveaux et appropriés. Dans le contexte de la Révolution industrielle, le changement du regard porté par la société européenne sur son espace a été une condition essentielle du développement du tourisme. La plage, longtemps ignorée par tous ceux qui n'y travaillaient pas, a été progressivement incorporée à l'espace des fréquentations des citadins (Corbin, 1988 ; Knafou, 2000). La montagne, longtemps perçue comme un milieu hostile aux voyageurs qui devaient la traverser pour gagner des contrées plus attrayantes, devint, par un lent cheminement idéologique, un espace à voir, à conquérir, un espace pour s'émouvoir et jouer (Debarbieux, 1989 ; Knafou, 1994 et 2004).
Ainsi, par la construction d'un nouveau regard sur les lieux et leurs qualités, l'eau, l'air, la neige et le paysage sont devenus des leviers d'une transformation décisive des espaces et des rapports avec ceux-ci construits par la société européenne. Ce sont ces transformations essentielles qui ont constitué la première phase de la « révolution touristique » dont les effets continuent aujourd'hui à se diffuser dans le Monde, mais avec des modalités sensiblement différentes selon les aires culturelles.
3. L'achèvement de la conquête touristique de la Terre : un écoumène touristique sans limites
On sait que l'écoumène désigne, depuis la Grèce antique, la partie habitée et exploitée de la surface terrestre. Voyages, découvertes, colonisations n'ont cessé de le faire reculer. Et le tourisme y a contribué et y contribue de plus en plus, au point désormais que l’espace visité excède de beaucoup la partie habitée et mise en valeur de la Terre.
Au terme d'une conquête de près de deux siècles, qui vit le tourisme se diffuser à partir de l'Europe occidentale vers les autres continents, toutes les conditions désormais existent pour que l'écoumène touristique contribue à faire coïncider la Terre et le Monde. Les images des lieux les plus reculés nous parviennent en continu, constituant de puissants ressorts du voyage touristique ; le maillage des transports se renforce, multipliant les facilités d'accès : création d'aéroports internationaux, avancée des routes revêtues, navigation sur toutes les mers et sur un nombre croissant de grands cours d'eau (Rhin, Danube, Seine, Volga, Mississippi, Saint-Laurent, Nil), mais aussi en Amazonie, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, etc. Nombre de lieux naguère encore inaccessibles perdent l'intimité réservée à des marchands, missionnaires, brigands et aventuriers-voyageurs. En quelques heures d'avion, on peut gagner des oasis sahariennes, le cœur de la forêt amazonienne ou bien le désert glacé du Groenland. Des hélicoptères lourds de l'ex-armée soviétique recyclés dans le tourisme transportent des visiteurs sur les volcans du Kamchatka. Des navires de croisière relient la Péninsule antarctique, tandis que d'autres s'aventurent au pied des glaciers du Sud de la Cordillère des Andes ou bien de l'Alaska.
Le tourisme repose largement sur l'appétit de découverte d'autres lieux, d'autres civilisations, d'autres manières de vivre. Il exploite un différentiel fort, entre l'espace de départ et l'espace de destination, se nourrissant d'exotisme et d'altérité. Mais ces caractères s'émoussent avec le temps. L'exotisme de la Côte d'Azur n'est plus aujourd'hui, pour un Parisien des beaux quartiers, ce qu'il était il y a un siècle. Il en va de même pour des destinations plus lointaines, d'où, pour certains touristes grands collectionneurs de lieux, le souci de sans cesse aller plus loin, de découvrir d'autres destinations et d'accrocher de nouveaux lieux à leur tableau de visite.
D'autant que pour les touristes dits aventureux (un détournement du mot, car ces voyages sont très organisés, comme cela a été montré en particulier par Isabelle Sacareau, 1997, avec le développement du trekking au Népal), le système touristique contemporain propose de nombreux produits, destinés à sortir des sentiers battus, étant bien entendu que les sentiers en question sont déjà foulés par des touristes et le seront par d'autres, plus nombreux si le produit marche. De plus en plus, ce tourisme qui entend se distinguer de la masse est un tourisme d' « expériences » : expérience d'une nuit passée dans une prison (désaffectée), expérience d'une semaine dans la forêt amazonienne pour dormir dans un hamac et manger larves et insectes, expérience de marche dans le désert (tandis que les bagages précèdent en 4 × 4), expérience de quelques semaines au Sahel, dans le cadre d'une ONG d'assistance humanitaire, etc., l'imagination des voyagistes ayant compris le souci de distinction d'une partie de la clientèle touristique est sans limite et n'est pas près de s'essouffler. C'est ainsi que sont proposés à la visite la ville morte de Tchernobyl ou bien des quartiers urbains des mégapoles du « Sud » réputés inaccessibles en raison de leur dangerosité, comme des townships sud-africains, des slums indiens ou des favelas brésiliennes. Et ce que l’on nomme depuis 2008, le « tourisme de la dernière chance » (Last Chance Tourism) relève du même souci de prendre ses distances avec la masse renforcé par le sentiment de l’urgence liée aux effets mêmes de l’action humaine sur la planète : la « Grande Barrière de corail », en Australie, l’observation des ours polaires de l’Arctique ou les croisières et vols vers l’Antarctique : c’est ainsi que ces pratiques touristiques concourent à l’aggravation des situations qui ont motivé ces voyages.
4. Le tourisme peine à entrer dans la « transition juste » : le système touristique mondialisé sur la sellette
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Aujourd’hui, la conquête touristique du Monde est désormais achevée, symboliquement marquée par la création en 2022 de lodges sur le continent antarctique, accessibles par avion gros porteur, pour des séjours d’une ou plusieurs nuits (Knafou, 2023d). Depuis 2001, le tourisme spatial (vols orbitaux et suborbitaux) s’organise, plusieurs entreprises, principalement américaines, s’intéressant à ce micromarché qui exprime de manière caricaturale les considérables inégalités à l’échelle mondiale ((Lorsque le 20 juillet 2021, Jeff Bezos s’est élevé dans l’espace avec ses 3 invités, ils ont émis chacun, en 10 minutes, 75 tonnes de CO2, soit plus que le milliard d’humains les plus pauvres durant toute leur vie.)). Tout semble se passer comme si nos ressources énergétiques fossiles étaient inépuisables et les conséquences de ces activités cumulées sur le climat de la Terre sans effet, alors que le tourisme contribue à l’émission de gaz à effet de serre à hauteur de 8 %. Car le tourisme éprouve le plus grand mal à entrer dans l’ère de la « transition juste », telle que définie par l’Organisation internationale du travail : « rendre l’économie plus verte d’une manière qui soit aussi équitable et inclusive que possible pour toutes les personnes concernées, en créant des opportunités de travail décent et en ne laissant personne de côté ».
Face à cet état de fait et aux appétits des acteurs du tourisme qui, après les inquiétudes et incertitudes liées à la pandémie de covid, ne cessent de se développer, le tourisme doit s’interroger et doit être rappelé à ses responsabilités planétaires. En effet, il constitue désormais un système mondialisé complexe que nul ne contrôle et qui, de ce fait, est irresponsable (Knafou, 2023a), ce qui est inquiétant pour son avenir et plus encore pour celui de la planète. Et la diffusion, également mondialisée, du « tourisme durable » ne correspond pas à un ensemble cohérent et responsable de mesures adoptées par les différentes catégories d’acteurs ; la finalité de ce système touristique mondialisé est la recherche d’une croissance sans fin garantissant les profits des entreprises qui le composent. Chaque secteur d’activité œuvrant à l’intérieur de ce système a de bonnes raisons pour vouloir concourir à cette croissance en ignorant les limites et contradictions que cette démarche induit. Ainsi, le transport aérien, sinistré par la pandémie, et relancé grâce à des financements étatiques, repart dans ses prévisions de croissance totalement incompatibles avec les nécessités de la transition climatique. En 2023, le P-DG de Groupe ADP, le numéro un mondial de la gestion aéroportuaire en nombre de passagers justifie ces perspectives au nom de la démocratisation du transport aérien. Or, on sait bien qu’à l’échelle planétaire – celle qui doit être prise en compte –, cette démocratisation est à la fois une fiction, une impossibilité et un objectif à exclure sous peine de remettre en cause l’habitabilité même de la Terre. Rappelons à cette occasion que seuls 10 % des habitants de la Terre ont recours à l’avion et, pour une bonne partie d’entre eux, à des fins non touristiques.
Si les logiques des entreprises ne les conduisent pas spontanément à la sobriété et aux objectifs de la transition climatique, il en va malheureusement de même pour les États, quelles que soient leurs déclarations en faveur d’un tourisme durable, parce que le système mondialisé les place dans une logique compétitive dès lors qu’il s’agit d’attirer à eux davantage de touristes que leurs concurrents.
La mise en concurrence généralisée des destinations, au sein d’un système touristique mondialisé sans pilote, crée donc une situation particulièrement préoccupante, car on n’entrevoit pas, actuellement, la possibilité d’introduire les régulations indispensables à la perpétuation du système dans le contexte du réchauffement climatique. Pourtant, les solutions existent, mais reposant sur de multiples contraintes, elles exigent d’abord d’établir le primat des visions de long terme, puis de mettre sur pied des ententes internationales voire planétaires, ce qui suppose beaucoup de lucidité et de courage pour lutter aussi bien contre les égoïsmes nationaux que contre la toute-puissance d’un marché-roi.
En attendant de telles solutions, deux leviers peuvent être plus rapidement actionnés à l’intérieur du système touristique mondialisé : d’une part, les territoires touristiques « mûrs » (déjà urbanisés, équipés) seraient avisés de mettre fin à la politique du « toujours plus », en définissant un état d’équilibre leur permettant de continuer à produire de la richesse sans continuer à accroître la pression sur son environnement (ainsi, la commune de Bourg Saint-Maurice – Les Arcs, en Savoie, a récemment décidé un moratoire sur les nouvelles constructions) ; d’autre part, les touristes eux-mêmes ont la responsabilité de ne pas se contenter de simples prises de conscience mais d’en arriver à changer leurs pratiques, ce qui exigera une évolution de nos imaginaires touristiques (en particulier, l’abandon de l’idée que le « vrai » voyage passe nécessairement par l’usage de l’avion et la fréquentation des destinations les plus lointaines). Ce sont là des enjeux et modalités d’un « tourisme réflexif » (Knafou, 2023b).
Bibliographie
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Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : écoumène touristique | géographie du tourisme | groupe MIT | lieu touristique | moment de lieu | pratiques touristiques | système touristique | tourisme | touriste.
Rémy KNAFOU
Professeur émérite, université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne
Carine FOURNIER
Maîtresse de conférences, Aix-Marseille Université, UMR 7300 ESPACE
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Rémy Knafou et Carine Fournier, « Le système touristique mondialisé en question », Géoconfluences, novembre 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/typespace/tourisme/TourScient.htm