Carte à la une. Shenzhen au cœur d’un corridor d’innovation dans le Delta de la rivière des Perles
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Document 1. Le corridor d'innovation du Delta de la rivière des Perles
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Région historique de commerce international, proche à la fois culturellement et géographiquement de la colonie britannique de Hong Kong mais éloignée des centres de pouvoir à Pékin, la province du Guangdong fut la première choisie pour expérimenter les politiques de réformes et d’ouverture des années 1980. Accueillant les flux massifs d’investissements directs étrangers en provenance de Hong Kong, de Taïwan puis du reste du monde, le Delta s’est alors construit sur une économie d’assemblage à faible valeur ajoutée et à haute intensité de main d’œuvre. Destinée à l’exportation, cette industrie a vite permis à la Chine de s’intégrer à la mondialisation, mais pour maintenir sa croissance tout en assurant son autonomie vis-à-vis du concurrent américain, le pays ambitionne aujourd’hui de développer une économie fondée sur la connaissance et l’innovation. En 2015, c’est encore Shenzhen, première zone économique spéciale du pays, qui fut choisie pour représenter ce nouveau modèle productif. En visite au makerspace (atelier alternatif de fabrication numérique) Chaihuo, le premier ministre Li Keqiang lance ainsi le slogan « created in China », qui devra remplacer le « made in China » dans le cadre du 13e plan quinquennal chinois. Le système manufacturier de la ville, spécialisée dans les technologies numériques de pointe, est alors présenté comme un nouveau modèle d’innovation, alternatif à celui d’une mondialisation basée sur la séparation des phases de conception et d’assemblage.
Document 2. Le centre commercial de Huaqiangbei, symbole de l'industrie électronique de Shenzhen
Clichés : Julia Nawrocki, 2019. |
Cette polarisation croissante d’une partie du Delta par Shenzhen, considérée pendant longtemps comme une ville-atelier « à l’ombre de Hong Kong » (Sanjuan, 1997), témoigne de l’influence de la révolution numérique sur les restructurations régionales et plus largement, sur la production de l’espace géographique. C’est en effet la nature particulière des technologies numériques, pouvant être tantôt des biens de consommation, des outils de production ou des objets culturels, qui a donné naissance à une industrie locale originale et dynamique. Appelée shanzhai et issue des réseaux de contrefaçon dans la téléphonie mobile, elle s’est développée en marge de la grande industrie d’exportation, composant presque une nouvelle identité pour cette ville sans patrimoine. En termes d’innovation, elle peut donc être analysée non seulement d’un point de vue économique, à travers la théorie des avantages comparatifs et de l’organisation des chaînes de valeur, mais aussi d’un point de vue culturel. Le shanzhai, signifiant littéralement « fortin montagnard », avec l’idée de voler aux riches pour distribuer aux pauvres, désigne alors une posture, un style. Il est une manière subversive de s’approprier les technologies étrangères pour les rendre accessibles à la population locale.
Document 3. Exposition « Shanzhai Archeology » au Watermans Art Center de Londres, 2008.
Source : Disnovation.org, 2008. |
L’industrie shanzhai, qui défend une sorte d’innovation pirate, basée sur le contournement des droits de propriété intellectuelle, fait écho à la culture internationale hacker et à son idéologie open-source. Née de l’idée que l’informatique pouvait faciliter le partage des connaissances, elle a d’abord été pensée comme une alternative au système capitaliste, avant d’être récupérée par des entreprises comme Google ou IBM pour augmenter leur productivité et leur capacité d’innovation (Broca, 2013). Appliqué à la fabrication d’objet, l’open-source a ensuite inspiré le mouvement maker, dont les pratiques n’ont pu encore être expérimentées à une échelle industrielle, comme dans le secteur du développement logiciel. L’écosystème productif de la région de Shenzhen, qui offre une proximité inédite entre conception et assemblage, a toutefois permis d’imaginer une innovation open-hardware d’une autre ampleur. Derrière le slogan « innovation de masse », le gouvernement met donc en place des subventions et des réformes accompagnées de grands projets d’aménagements le long de la côte Est du Delta. Il espère s’appuyer sur l’effervescence productive de la région, décuplée par l’écho que les cultures numériques ont trouvé dans l’industrie shanzhai locale, pour développer un modèle d’innovation original dans tout le littoral. Sur le papier, le corridor entend donc jouer des atouts et des complémentarités de chaque ville pour créer un système productif autonome. Les municipalités semblent toutefois se tourner progressivement vers les activités de services et de la finance. Sur le terrain se pose alors la question de l’évolution d’un modèle d’innovation basé sur une industrie d’assemblage à faible valeur ajoutée, malgré l’inventivité indéniable de nombreux produits shanzhai. Est-elle une simple étape vers l’économie de la connaissance, essentiellement immatérielle ? En filigrane se pose donc la question des relations avec la place financière internationale de Hong Kong, supposant celle de l’ouverture de l’économie et de la société chinoise.
Les grands projets du corridor d’innovation autour du pôle Shenzhen-Hong Kong
Conçu dans le prolongement du projet d’intégration de la Grande Baie, le corridor d’innovation profite des infrastructures de transport destinées à relier les principaux centres économiques et les grands ports commerciaux du Delta. D’après les autorités, l’enjeu est de permettre « la circulation de l’ensemble des ressources et des facteurs de production tout en stimulant les échanges culturels », afin d’approfondir la coopération entre les villes du Guangdong, de Hong Kong et de Macao. L’objectif est « d’accélérer le développement d’une économie ouverte, selon le principe « un pays deux systèmes » (Outline development plan, 2018). À l’horizon 2024, le gouvernement central a donc prévu la construction de plusieurs ponts, d’autoroutes, et de voies ferroviaires expresses, avec une accélération ces dernières années. Si une partie de la ligne reliait déjà Canton à la gare de Shenzhen Nord depuis 2011, elle a très vite été prolongée vers le centre-ville de Futian, avant de passer la frontière dès 2018 jusqu’à la gare de Kowloon Ouest, à Hong Kong. La même année était inauguré un premier pont, le Hong Kong-Zhuhai-Macao bridge, tandis que de nouvelles lignes de métro devraient bientôt permettre de relier un centre d’innovation comme Binhaiwan, en construction à Dongguan, à la frontière de Shenzhen en à peine 6 min. Bien sûr, le centre-ville est en réalité plus éloigné, mais toujours est-il que la ville manufacturière, située au cœur de la baie, ne sera plus qu’à 30 minutes de Canton et à 40 minutes du centre de Hong Kong, grâce à une collaboration étroite entre les autorités de districts. Le long du corridor, cette coopération doit être matérialisée par la construction de grands clusters technologiques ainsi que de nombreux centres d’innovation dans les activités de recherche, de service, et de production manufacturière. L’ensemble de ces projets est structuré par des pôles principaux, aux fonctions complémentaires à l’échelle du corridor, destinés à valoriser les capacités productives du Delta.
L’État prévoit ainsi la construction du parc technologique du Lok Ma Chau Loop, à la frontière de Shenzhen et de Hong Kong, axé sur l’enseignement supérieur et les activités de recherche et développement. Sous gestion hongkongaise, ce projet s’inscrit dans la continuité des récentes politiques d’innovation de l’ancienne colonie anglaise, qui voit comme une menace l’influence croissante de Shenzhen dans l’industrie des hautes technologies. Le gouvernement de Pékin, quant à lui, entend tirer parti du statut particulier de l’île et de son ouverture idéologique. Il espère attirer des entreprises ou des centres de recherche intéressées par le système productif de Shenzhen et le marché chinois, mais privilégiant encore leurs liens avec l’extérieur. Entre concurrence et coopération (Bontje, 2018), les deux villes joueraient donc de la complémentarité résultant d’une ouverture contrôlée et des politiques d’exception que mène le gouvernement chinois depuis la création de la première zone économique spéciale dans la région.
À l’ouest de Shenzhen, celles-ci sont poursuivies dans les secteurs bancaire et financier, au niveau de la nouvelle zone franche de Qianhai-Shekou. Dans le cadre du CEPA (Closer Economic Partnership Arrangement), traité de libre-échange signé avec la Chine en 2003 à l’initiative de Hong Kong, le district est devenu une zone pilote de coopération avec l’ancienne colonie (Cabrillac, 2004). Elle est destinée à faciliter l’innovation dans les industries de services et la modernisation économique dans l’ensemble du Delta. En répliquant « sur une portion du territoire sous administration communiste les principaux piliers de l’environnement d’affaires de la RAS », la nouvelle zone franche pourrait toutefois directement concurrencer le centre financier de Hong Kong (Martin, 2017). Mais le projet en lui-même témoigne d’une certaine dépendance vis-à-vis de l’île et de son système libéral, puisque qu’il permet d’expérimenter dans une zone limitée des réformes qui devaient déjà être engagées à l’échelle nationale à la signature du CEPA. Qu’il s’agisse des ouvertures sectorielles au marché, de la reconnaissance mutuelle des certifications professionnelles ou biens des assouplissements de restrictions sur les opérations de finance, la libéralisation promise se fait donc en réalité attendre.
La construction de ce nouveau centre des affaires à Qianhai, éloigné des cœurs historiques frontaliers de Futian-Luohu mais relié par de nouvelles infrastructures routières à Dongguan et à Canton indique en tout cas une polarisation du Delta vers l’Ouest. Que ce déplacement soit le résultat d’un volontarisme politique en rapport avec Hong Kong ou celui d’atouts géographiques exploités depuis les années 1980, il montre l’importance croissante de Shenzhen dans le processus d’intégration régionale. La ville est développée en synergie avec Dongguan et son bassin manufacturier. Cette proximité permet une synchronisation des phases de conception et d’assemblage aboutissant à un mode de production basé sur des itérations successives, où l’innovation passe par la fabrication, à l’image du shanzhai ou du bricolage maker. À côté des réformes libérales et des nombreuses subventions, l’État chinois s’appuie donc également sur cette concentration spatiale de savoir-faire manufacturier au cœur du corridor pour développer une économie de la connaissance dans un contexte autoritaire.
Conclusion : le Delta, entre ouverture contrôlée et innovations informelles
La croissance fulgurante de Shenzhen et de sa région est souvent présentée comme le résultat direct des politiques d’ouverture des années 1980. Pourtant, son urbanisation témoigne à différentes échelles de décalages entre le plan et les réalités du terrain. Parallèlement à la présence d’un bassin de main d’œuvre bon marché et aux réformes ayant permis les investissements étrangers, l’évolution du Delta s’explique par un ensemble d’héritages et de stratégies locales, parfois informelles. Alors que les industries à haute valeur ajoutée se concentraient à Shenzhen, les entreprises d’assemblage ont par exemple été délocalisées en périphérie grâce aux nombreuses usines construites à la hâte par les comités villageois issus des anciennes équipes de production maoïstes. Pour s’assurer de leur coopération, l’État s’était vu obligé de les autoriser à conserver leurs terres, renonçant ainsi aux expropriations et aux grands travaux prévus par le plan (Chung et Unger, 2013). De même, ce sont ces terres qui ont permis de loger les millions d’ouvriers migrants dans des « villages urbains » au cœur de la ville (Bach, 2017 ; O’Donnel, 2017). Les espaces alentours étaient quant à eux aménagés conformément à un plan quinquennal qui ne prévoyait rien pour la main d’œuvre rurale venue bâtir la ville et travailler dans cette nouvelle économie d’exportation. Enfin, ce sont les relations mêlées de collaboration et de concurrence féroce au sein des réseaux d’entreprises shanzhai qui ont abouti à l’invention, à partir de contrefaçons et en marge de l’économie officielle, de produits innovants adaptés au marché local.
Document 4. Le village urbain de Baishizhou à Shenzhen, à seulement une station de métro du quartier central de High-tech Parc |
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Clichés : Julia Nawrocki, 2020. |
C’est donc un ensemble complexe de dynamiques nationales et locales, couplées à la mondialisation, qui a débouché sur la constitution de ce système manufacturier unique dans la région. Alors que l’histoire de son urbanisation témoigne d’une composition constante entre des intérêts divergents, il faudra attendre pour savoir quelle organisation économique débouchera des plans officiels dans le Delta. En tension entre ouverture et fermeture, il est indéniable que ceux-ci s’inscrivent dans le prolongement des politiques d’exception menées depuis les années 1980, dans un jeu subtil de seuils et de frontières.
Bibliographie
- Bach Jonathan. 2017, “They come peasants and live citizens: urban villages and the making of Shenzhen”, in O’Donnell Mary Anne, Wong Winnie and Bach Jonathan (dir). Learning from Shenzhen: China’s post-Mao Experiment from Special Zone to Model City, Illinois, The University of Chicago Press, p. 138-170.
- Bontje Marco. 2018, “Competing, collaborating or integrating? Changing cross-border relationships of Hong Kong and Shenzhen”, Cross-Border review, p. 93-11
- Broca, Sébastien. 2013, Utopie du logiciel libre, Paris, éditions le passager clandestin, 288 p.
- Cabrillac Bruno. 2004, « Un accord commercial bilatéral entre Hong Kong et la Chine : le CEPA », Perspectives chinoises, n° 83.
- Chung Him et Unger Jonathan. 2013, “The Guangdong model of urbanization: collective village land and making of a new middle class”. China perspectives, vol. 3, p. 33-41.
- Fernandez, Valérie, Gilles Puel, et Clément Renaud. 2016, “The Open Innovation Paradigm: From Outsourcing to Open-Sourcing in Shenzhen, China”. International Review for Spatial Planning and Sustainable Development, no 4, p. 27-41.
- Martin Pierre. 2017, « Remplacer Hong Kong : l’impossible rêve de la zone de libre-échange de Qianhai (Shenzhen) », Ambassade de France en Chine, Service économique régional – Antenne de Canton, Note.
- O’Donnel Mary Anne. 2017, “Laying siege to the villages: The Vernacular Geography of Shenzhen”, in O’Donnell Mary Anne, Wong Winnie and Bach Jonathan (dir). Learning from Shenzhen: China’s post-Mao Experiment from Special Zone to Model City, Illinois, The University of Chicago Press, p. 39-64.
- Renaud Clément, Bideau Graezer et Laperrouza Marc (dir). 2020, “Realtime: making digital China”, Lausanne, EPFL Press.
- Renaud Clément. 2017, « L’assemblage comme forme d’innovation ». Techniques & Culture, no 67, p. 100-115.
- Sanjuan Thierry. 1997, À l’ombre de Hong Kong : le Delta de la rivière des perles, Paris, L’Harmattan, 313 p.
Glossaire
Cet article contextualise les entrées de glossaire suivantes : corridor | shanzhai | système productif | zone économique spéciale | zone franche.
Julia NAWROCKI
Doctorante en géographie, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Julia Nawrocki, « Carte à la une. Shenzhen au cœur d’un corridor d’innovation dans le Delta de la rivière des Perles », Géoconfluences, novembre 2020. |
Pour citer cet article :
Julia Nawrocki, « Carte à la une. Shenzhen au cœur d’un corridor d’innovation dans le Delta de la rivière des Perles », Géoconfluences, novembre 2020.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/shenzhen-delta-riviere-perles