Carte à la une. Rattrapage ou creusement des inégalités de PIB par habitant entre pays du Monde ? Analyse de trajectoires
Hélène Mathian, ingénieure de recherche (méthodes en analyse spatiale) - CNRS, UMR 5600 EVS
Document 1. Types de trajectoires d’évolution des PIB par habitant (en dollars constants) relativement à la trajectoire mondiale, 2003-2023
Réalisation : Jean-Benoît Bouron et Hélène Mathian à partir de données Banque mondiale, Géoconfluences 2025.
L’augmentation mondiale du PIB par habitant, lequel a plus que doublé en vingt ans, peut donner l’impression d’un enrichissement généralisé de l’humanité. Nous avons voulu, avec cette carte à la une, tester l’hypothèse que cet enrichissement moyen par habitant masque en fait une hausse des inégalités entre États, exprimée par l’évolution des écarts à la moyenne mondiale.
Habituellement, ces inégalités sont approchées par le taux de variation relative du PIB par habitant et par pays, entre deux dates (document 4). Ce que nous proposons, dans la carte à la une (document 1), c’est de s’intéresser plutôt aux positions relatives des trajectoires de PIB par habitant en dollars par rapport au profil d’évolution moyen du PIB par habitant.
Au niveau mondial, le PIB par habitant n’a cessé de progresser. Calculé à l’échelle mondiale, il est passé de 6 113 dollars en 2003 à 10 718 en 2013 et à 13 170 en 2023 [1]. Mais dans le même temps, la moyenne des écarts [2] à ce profil moyen a augmenté de 8 636 dollars. Cela signifie qu’en moyenne, les 199 États ou territoires considérés ici se sont éloignés du PIB/habitant moyen de 8 636 dollars.
Notre typologie combine deux indicateurs. Le premier indicateur considère l’évolution de l’écart, par rapport à la moyenne, du PIB par habitant de chaque pays, entre 2003 et 2023. Le deuxième indicateur calcule la position de la trajectoire par rapport à la moyenne : au-dessus ou en dessous. En croisant ces deux indicateurs, on obtient cinq situations types, illustrées sur le document 2, auxquelles on peut raccrocher chacun des pays.
Document 2. Présentation des cinq types de pays représentés sur la carte
169 États ou territoires ont un écart à la moyenne qui a augmenté (ligne du haut sur le document 2). C’est la grande majorité des cas (85 %). 58 ont augmenté l’écart par le haut (en vert foncé) et 111 par le bas (en rouge vif). À l’inverse, 17 États se sont rapprochés de la moyenne (ligne du bas). 6 États (en vert pâle) étaient plus « riches » que la moyenne mais se sont moins enrichis, en relatif, que la moyenne. 11 États (en rose) ont connu le sort inverse : situés en dessous de la moyenne en 2003, ils étaient toujours en dessous en 2023 mais plus proches (en relatif, ils se sont enrichis plus vite que la moyenne). « Riches » et « pauvres » sont ici à entendre en fonction de leur position par rapport à la moyenne, et non en absolu. Enfin, 13 pays ont une situation originale : ils ont dépassé la moyenne au cours de la période. Leur PIB par habitant était inférieur à celle-ci en 2003 et supérieur en 2023. La situation contraire (supérieur à la moyenne en 2003, inférieur en 2023) n’existe pas. On identifie ainsi les cinq catégories du document 1, reprises dans le document 3 ci-dessous.
Document 3. Nombre d’États par catégorie
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Parmi les pays qui étaient sous la moyenne en 2003 et l’ont franchi au cours des deux décennies suivantes, on retrouve logiquement six des dix pays de l’est de l’Europe ayant intégré l’Union européenne en 2004 et bénéficié des fonds de développement. Cinq autres sont des pays d’Amérique latine, ayant commencé à exploiter massivement leurs réserves de pétrole (Guyana) ou sortant d’une décennie perdue et d’une violente récession dans les années 1990 (Argentine). La Russie cumule ces deux caractéristiques. Parmi les pays restés sous la moyenne mais ayant réduit l’écart, on trouve de nombreux pays de l’ancien bloc soviétique ou des Balkans (Arménie, Géorgie, Kazakhstan, Monténégro, Serbie), mais également deux grands émergents, le Brésil et surtout la Chine, auxquels on peut ajouter la Turquie. Les six pays situés au-dessus de la moyenne en 2003 mais ayant réduit l’écart sont souvent des États archipélagiques ou insulaires, et souvent de petits États à l’exception du Mexique, du Japon et de la Grèce. Le Mexique a la particularité de rester très proche de la moyenne, légèrement au-dessus : sa trajectoire est parmi les plus proches de la trajectoire moyenne mondiale. Quant au Japon, son PIB, en valeur absolue et en dollars constants, a diminué entre 2003 et 2023, cas exceptionnel pour un pays favorisé. Sa population n’ayant diminué que très légèrement sur la même période (–3 millions d’habitants, soit 1 %), son PIB par habitant a diminué également.
La totalité des États africains, les États andins, une partie de l’Amérique centrale, toute l’Asie du Sud-Est, ont vu leur PIB par habitant augmenter moins vite que la moyenne mondiale. Certains d’entre eux ont pourtant connu une croissance économique soutenue, parfois à deux chiffres (Éthiopie, Vietnam…). Mais dans le même temps, beaucoup de ces États ont vu leur population augmenter fortement, allant parfois jusqu’à doubler : la Guinée équatoriale, dont le PIB brut est pourtant passé de 2,5 milliards de dollars en 2003 à 12,3 milliards en 2023, soit un PIB brut multiplié par cinq, s’éloigne de la moyenne mondiale du PIB par habitant. Ce dernier était de 2 930 dollars par habitant en 2003 et de 6677 dollars par habitant en 2023, mais l’écart à la moyenne mondiale était de 3 182 dollars en 2003 et de 6 492 dollars en 2023. C’est que dans le même temps, la population de la Guinée équatoriale a plus que doublé : 800 000 habitants en 2003 et 1,8 million en 2023. L’augmentation des inégalités exprimée par le document 1 s’explique donc en grande partie par la transition démographique dans beaucoup d’États précaires. La forte croissance du PIB s’est accompagnée d’une croissance encore plus forte de la population, ce qui n’a pas permis un enrichissement moyen. À l’inverse, la population croît très lentement, voire décroît, dans la plupart des pays favorisés.
Notons la diversité des situations au sein des BRICS (avant élargissement aux BRICS+) : ces cinq pays sont répartis en trois catégories. La Russie a franchi la moyenne, la Chine et le Brésil s’en sont rapprochés vers le haut, l’Afrique du Sud et l’Inde s’en sont éloignés vers le bas.
Document 4. Évolution du PIB par habitant entre 2003 et 2023
Aide à la lecture : en vingt ans, le PIB par habitant a diminué dans trois pays, le Liban, le Yémen et le Japon, et il a augmenté dans tous les autres, avec un taux allant de 5 % en Polynésie française à 95 % au Guyana.
Généralement, on illustre l’enrichissement moyen par une carte de l’évolution du PIB par habitant, par exemple en vingt ans (document 4). On voit alors une croissance beaucoup plus forte du PIB par habitant dans les pays « pauvres », et beaucoup moins dans les pays « riches ». Mais cette représentation est en partie trompeuse car elle bute sur une limite de toute représentation fondée sur des taux de variation : mécaniquement, plus la valeur de départ est faible, plus les variations relatives sont susceptibles d’être fortes. Ainsi, l’Éthiopie a le deuxième plus fort taux de croissance de son PIB par habitant en vingt ans (derrière le Guyana), + 90 %, alors qu’à l’échelle mondiale le PIB par habitant n’a augmenté que de 54 %. On pourrait penser que cela illustre un rattrapage. Pourtant, l’écart à la moyenne entre le PIB par habitant de l’Éthiopie en 2003 et celui de 2023 a augmenté. Cette croissance de 90 % en vingt ans est en fait la conséquence d’un PIB par habitant très faible en 2003. C’est ce que montre le graphique suivant (document 5) : avec un taux d’augmentation plus faible que la moyenne mondiale, la France creuse tout de même l’écart vers le haut, alors qu’avec un taux très fort, l’Éthiopie le creuse vers le bas, en raison de valeurs de départ extrêmement différentes (116 pour l’Éthiopie, près de 30 000 pour la France).
Document 5. Comparaison de deux trajectoires : l’Éthiopie et la France
En conclusion, ces cartes donnent à voir deux géographies ; elles disent que ce sont deux choses différentes que de représenter des évolutions de PIB par habitant et des inégalités de PIB par habitant. La carte de l’évolution des écarts à la moyenne (document 1) complète celle, plus couramment utilisée, des taux de variation (document 4). En déplaçant l’attention sur un autre indicateur construit à partir des mêmes données, elle incite à modérer certains discours qui vantent un peu trop rapidement les mérites du ruissellement et de l’enrichissement généralisé. La hausse moyenne du produit intérieur brut par habitant n’entraîne pas mécaniquement un rattrapage des plus pauvres mais au contraire une augmentation des inégalités entre pays. Seules des politiques redistributives internationales pourraient inverser cette tendance.
[2] En valeur absolue, c’est-à-dire sans tenir compte du signe de l’écart, positif ou négatif.
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : émergents, favorisés, précaires (États) | Inégalité, inégalités sociales | Pauvreté et richesse | PIB | trajectoire.
Jean-Benoît BOURON
Agrégé de géographie, responsable éditorial de Géoconfluences (DGESCO, ENS de Lyon)
Hélène MATHIAN
Ingénieure de recherche (méthodes en analyse spatiale), CNRS, UMR 5600 EVS (environnement, ville, société)
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Jean-Benoît Bouron et Hélène Mathian, « Carte à la une. Rattrapage ou creusement des inégalités de PIB par habitant entre pays du Monde ? Analyse de trajectoires », Géoconfluences, juin 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/rattrapage-ou-creusement-des-inegalites-pib-hab-entre-pays