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Regard géographique. Paysages en chantier de l’urbanisation dans le Sud global

Publié le 14/03/2024
Auteur(s) : Noé Parot, doctorant contractuel - Université Jean-Moulin Lyon 3, CNRS

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Une question géographique traitée par les images : c’est notre rubrique "regard géographique". Il s’agit ici de témoigner des transformations des espaces urbains dans quatre villes du Sud global : Jaïpur, Khartoum, Mumbaï et Tanger. Cette déambulation géographique vise à documenter, par la photographie, l’importance considérable des chantiers et des travaux liés aux projets d’aménagement dans les paysages de ces villes.

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Document 1. Mumbaï, rue G. Kadam Marg, Lower Parel. Cliché de Noé Parot, 2023. Localisation : 18°59'54.6"N 72°49'15.8"E.

 

Ils et elles sont au téléphone, ou en train de discuter à deux ou en groupe, en marchant. Un rickshaw vient de les frôler, remuant sur la chaussée et évitant divers obstacles : une barrière, un trou dans la voirie, etc. Il est doublé par une moto conduite avec plus d'agilité mais effectuant les mêmes circonvolutions sur la route. Décrit comme telle, cela s’apparente à une scène classique d’une rue d'une grande agglomération indienne comme Mumbaï. Si l’observateur baisse les yeux pour regarder où il met les pieds, il peut constater l’absence de revêtement. La rue est mise à nu, les gravats et le sable ont remplacé l’asphalte ordinaire, des trous béants côtoient des canalisations rouillées. Lower Parel, quartier situé au cœur de la mégapole mumbaïkare, semble vivre une opération chirurgicale, les espaces publics sont cisaillés, labourés et les débris de constructions recouvrant tous les terrains disponibles des alentours. Assis sur ces gravats ou sur les briques déposées aux bords de la route, adossés contre des palissades en métal qui ceignent les chantiers, les commerçants de rues continuent de vendre cigarettes et chai (thé indien) ; les chiens errants, eux, profitent des espaces ombragés pour dormir.

C'est inévitable dans les villes du Sud global, telles Mumbaï, Khartoum, Jaïpur et Tanger qui nous servent d'exemple pour cet article : les travaux et les chantiers sont omniprésents dans leurs espaces publics. Ils ne prennent pas les mêmes formes, les mêmes dimensions et n'ont pas les mêmes incidences sur les habitants, mais quelques aspects demeurent incontournables. Nous nous concentrerons dans cet article sur des grands chantiers dont l’emprise sur l’espace public est considérable. Ils sont l’incarnation des bouleversements socio-économiques que connaissent ces villes : croissance démographique ou émergence économique et politique, parfois tout cela en même temps. Ce sont des espaces de transition : une transition paysagère au niveau local et une transition urbaine à l’échelle mondiale. Ils illustrent ainsi les conséquences variées de la mondialisation dans les villes des Suds sur les paysages urbains, qui passent à la fois par l’étalement urbain et la densification. Des phénomènes qui témoignent de l’influence multiforme de différents modèles de ville : des grandes métropoles américaines et européennes à Doubaï ou Singapour, sur la fabrique de la ville contemporaine (Bautès et al., 2011 ; Choplin & Franck, 2010 ; Heuzé, 2007) et des paysages urbains (Languillon‑Aussel, 2017 ; Stadnicki, 2008).

localisation articles

Localisation des photographies présentées dans l’article.

 

Ce regard géographique propose, sur la base de photographies prises à hauteur de vue d’un piéton, de parcourir les paysages de l’urbanisation dans le Sud global. À travers les exemples de ces quatre villes, nous verrons le déséquilibre sensoriel provoqué par l’importance considérable des chantiers. Il s’agit en premier lieu de rendre compte du vertige visuel mais aussi de l’implication des autres sens : l’ouïe, l’odorat, et le toucher. Ensuite, nous examinerons ce moment de transition perpétuelle. Les travaux dans la ville deviennent la norme dans le quotidien des habitants qui doivent s’approprier des espaces changeants. Enfin, nous prendrons de la hauteur pour saisir dans quelle mesure le chantier représente, bien plus qu’un évènement circonstanciel, un cadre d’analyse des villes du Sud global. Cette promenade géographique souhaite ainsi documenter les transformations en cours dans ces espaces urbains « au plus près du sol ».

Engins de chantier à Mumbai

Document 2. Mumbaï : engins et débris de chantiers à proximité de la station Churchgate. Cliché de Noé Parot, 2023. Localisation : 18°55'47.3"N 72°49'32.2"E

 
Encadré 1. Mumbaï, Khartoum, Jaïpur et Tanger : comprendre l’ampleur des mutations à travers les évolutions démographiques

Le document 3 dresse le tableau de la croissance démographique substantielle qu’ont connu les quatre villes de notre étude. Sont prises en compte les agglomérations au sens des aires de bâti continu (ONU, 2018).

Si Mumbaï était déjà une mégapole en 1960, sa population a néanmoins été multipliée par 5 depuis cette période (de 4 à 20 millions). Khartoum a vu sa population s’accroitre dans un rapport de 1 à 17 depuis l’indépendance du Soudan en 1956, Jaïpur par 10 sur la même période. Plus tardif, le développement de Tanger s’est traduit par un doublement de sa population ces vingt dernières années (Wahbi et al., 2020). La ville connaît un taux de croissance annuel de 3,6 % entre 2000 et 2020, soit une augmentation de près de 50 000 habitants pour l’année 2020, (+100 000 habitants par an pour Jaïpur, +150 000 pour Khartoum jusqu’au conflit de 2023, et +250 000 habitants pour Mumbaï). À titre de comparaison, le taux de croissance annuel de l’agglomération de Paris (10,7 millions d’habitants) est de 0,3 % entre 2014 et 2020 (soit +32 000 habitants par an, INSEE, 2024).

Population des quatre villes

Document 3. Évolution démographique de Mumbaï, Khartoum, Jaïpur et Tanger (source : United Nations, 2018).


 

1. Un déséquilibre des sens provoqué par la multiplication des chantiers

chantier à Mumbai

Document 4. Vue du chantier de la Mumbai Coastal Road depuis Haji Ali Dargah. Cliché de Noé Parot, 2023. Localisation : 18°58'49.6"N 72°48'35.1"E.

 

Pour comprendre les transformations urbaines des villes des Suds, il nous faut se concentrer d’abord sur la matérialité de ces transformations. Pour mener à bien les projets urbains, le paysage se recouvre de grues et de divers engins de chantiers, de barrières plus ou moins explicatives et des débris provoqués par ces constructions. Plus encore que le regard, stimulé par cet imbroglio matériel, ce sont tous les autres sens qui sont impliqués. Pour commencer, l’ouïe dont la géographie peut s’emparer afin de décrire les paysages urbains (Clerc, 2019 ; Jolivet, 2015). Les travaux provoquent des embouteillages dans des villes où la circulation est intense et où les modes de déplacement se dirigent vers la voiture individuelle ou les deux roues. C’est donc un concert de klaxons, dont certains sont l’expression d’une certaine créativité comme sur les camions indiens (Bouissou, 2013). Lorsque le piéton approche de ces travaux, le bruit est souvent assourdissant. Les habitants des villes indiennes sont particulièrement touchés par les conséquences d’une surexposition aux nuisances sonores (Singh & Davar, 2004). Cela n’empêche pas les citadins de poursuivre leurs appels téléphoniques grâce au kit main libre de leurs smartphones. Ils tendent tout de même à se réfugier dans les rickshaws et surtout dans les taxis, lorsqu’ils le peuvent, pour bénéficier de plus de silence. Les travaux de maintenance des réseaux, notamment les eaux usées, font aussi appel à l’odorat du piéton. Des odeurs qui s’ajoutent, dans le cas des villes marocaines et indiennes, à celles issus des petits restaurants de rues. En ce qui concerne le toucher, c’est la poussière produite en grande quantité par les travaux qui finit par recouvrir les habits et la peau et finalement teinter les saveurs d’un arrière-goût dans la bouche. Pour ainsi dire, la saturation de l’espace se traduit, dans le corps même du piéton ou de l’habitant, par une saturation sensorielle.

immeubles en construction

Document 5. Construction d'immeubles résidentiels dans le quartier Dadar, Mumbaï. Cliché de Noé Parot, 2023. Localisation : 19°00'53.5"N 72°50'06.9"E.

 

Parallèlement, un processus de verticalisation de la ville, qui s’associe à des travaux souterrains perturbe fondamentalement la lecture du paysage (Lynch, 1999). Non que la verticalisation soit un phénomène propre aux villes des Suds ou spécifique à notre décennie (Languillon‑Aussel, 2017), mais le phénomène prend ici une allure frénétique. Mumbaï en est l’exemple le plus flagrant (document 5) mais ce sont des processus de transformation urbaines que l’on retrouve régulièrement dans ces villes (document 6) : une verticalisation du bâti associée à un fort étalement urbain. À Khartoum, durant la période de croissance démographique des années 1990, la ville a eu tendance à s’étendre horizontalement dans le désert ou le long du Nil, rendant toujours plus floue la frontière entre les paysages ruraux et urbains. Ce n’est qu’ensuite, lors de la décennie 2000, que la ville a bénéficié de la rente pétrolière et que se sont alors développés des projets d’immeubles de grande hauteur, à la confluence des deux Nil (Choplin et Franck, 2010). À Tanger, c’est autour de la gare de la première ligne à grande vitesse du continent africain, inaugurée en 2018, que naissent ces nouveaux projets (Wippel, 2022). Dans chacune de ces villes, les chantiers semblent permanents, et même interminables : ils se renouvellent, projet après projet, et ils étirent le bâti urbain toujours plus haut et toujours plus profondément.

Grues à Tanger

Document 6. Les grues quadrillent le ciel des villes émergentes, ici à Tanger. Cliché de Noé Parot, 2023. Localisation : 35°46'56.1"N 5°48'38.1"W.

 

À la frénésie de tous les chantiers répond l’instabilité des mobilités, des trajets quotidiens car les habitants de ces quartiers en pleine reconfiguration doivent sans cesse renégocier leurs mouvements dans l’espace. Rester immobile devient quasiment impossible, du fait du manque de place généré par l’occupation de l’espace pour les besoins des chantiers, par la densité de population et de véhicules. Or les espaces publics sont les lieux d’usages variés, mobilisés par des activités nombreuses (café, vente ambulante, marché… voir Gourland, 2017). C’est pour cela qu’il est très courant pour l’observateur de se réfugier dans les cafés, des parcs ou des espaces plus en retrait, à l’abri, pour regarder les chantiers et les transformations en cours. Les locaux, quant à eux, se rendent dans les mêmes endroits, notamment pour boire un thé (un chai ou un thé à la menthe en fonction du pays) lors d’une pause avant de prendre un rickshaw.

gare TGV de Tanger

Document 7. Transformation paysagère et verticalisation du bâti à proximité de la gare TGV de Tanger. Cliché de Noé Parot, 2023. Localisation : 35°46'05.8"N 5°47'21.2"W.

 

Ces chantiers apparaissent de prime abord comme une déstructuration. Il n’y a plus de rue et les immeubles ne sont pas terminés. Ils sont pourtant l’expression de la création : des logements, des infrastructures, des équipements, etc., voient le jour. L’exemple de la nouvelle ligne de métro de Mumbaï, l’Aqua line, en est l’illustration (document 8). C’est dans ce paysage éventré, où règne un enchevêtrement complexe, que doit être inauguré en 2024 l’un des axes de communication le plus attendu par une grande partie des Mumbaïkars. Il s’agit d’un exemple très concret de travaux : à Mumbaï, chaque construction suppose une destruction (Shah et al., 2010). Ces chantiers peuvent être ressentis par le citadin comme de longs moments d’attente, parfois de plusieurs années. Mais à l’échelle des temporalités urbaines, ces destructions et reconstructions sont éphémères, laissant place en quelques mois, ou en à peine quelques années, à de nouvelles constructions. En 2024, cette tranchée sera recouverte par une nouvelle rue au dessus de la station Santacruz de l’Aqua Line.

Tranchée construction du métro

Document 8. Tranchée urbaine liée à la construction du métro de Mumbaï au niveau de la station Santacruz : un paysage éventré. Cliché de Noé Parot, 2023. Localisation : 19°04'47.9"N 72°50'50.0"E.

 

2. Un moment de transition qui devient une norme dans la pratique de la ville

C’est pour cela qu’il faudrait parler de restructuration plutôt que déstructuration pour évoquer un processus en cours qui perdure et se répète en permanence. Si ces villes sont en travaux, c’est au moins pour deux raisons. Tout d’abord, la croissance démographique, portée par le solde naturel et les migrations rurales qui sont les deux composantes de la transition urbaine, explique en partie le besoin de logements et d’équipements. S’ajoute à cela, de manière plus ou moins importante, le phénomène de métropolisation. Ce phénomène est très fort dans les villes très intégrées dans les réseaux de la mondialisation comme à Mumbaï où se concentrent les acteurs de la finance, de l’industrie, des grandes universités, etc. Depuis la construction du nouveau port Tanger-Med dans les années 2000, le Maroc joue un rôle croissant dans les circuits économiques mondialisés. Les ports sont le support de la maritimisation des économies. Tanger connaît ainsi une rénovation complète de son ancien port intra-urbain (Wippel, 2022). Jaïpur tente de s’insérer dans le corridor Delhi—Mumbaï et s’est déjà hissée comme l’une des principales destinations touristiques de l’Inde, aux portes du très célèbre Rajasthan (Cadène et Dumortier, 2015). Khartoum connaît, en revanche, d’importants troubles politiques depuis 2019 qui mènent aujourd’hui sa population à un processus d’exode urbain afin de fuir les conflits. Ces villes connaissent donc un temps de transition dans lequel elles sont amenées à répondre à une croissance démographique et économique soutenue.

Les chantiers sont le témoignage des changements de la ville et des conditions de ce changement. En effet, la croissance démographique et l’émergence économique provoquent aussi des mouvements spéculatifs importants. Le secteur de la construction prospère dans ces villes mais est loin de répondre aux besoins en termes de logements et d’équipements publics. Mumbaï et Khartoum possèdent leurs lots de constructions où ne subsiste que le gros œuvre, ou terminés, mais qui restent vides. Ils sont la manifestation des crises économiques qu’ont pu connaître ces villes ou encore un moyen de détruire le capital produit en excès (Harvey, 2004) peu importe la finalité des constructions. Essor économique, spéculation, crise, blanchiment d’argent… sont autant de processus qui bâtissent des paysages urbains transitoires, voire incertains : des immeubles en construction côtoient des immeubles abandonnés au milieu des barricades, des débris et de la végétation. Ces dispositions urbaines témoignent d’une violence symbolique dans la fabrique de la ville et des asymétries immenses dans l’accès au logement et le droit à la ville.

Immeubles inachevés à Khartoum

Document 9. Des logements inhabités dans les quartiers péricentraux de Khartoum. L’intérieur des logements n’est pas aménagé. Cliché de Noé Parot, 2021. Localisation : 15°33'50.9"N 32°32'20.1"E.

 

Ces travaux causent aussi une certaine fermeture des espaces de la ville, pour une durée délicate à évaluer. Les espaces impossibles à appréhender, à traverser, matérialisés par les palissades et les barrières se multiplient. Les habitants doivent se réapproprier les abords des chantiers comme des espaces de vie : le long des palissades, entre les piles des nouveaux métros aériens... Ces pratiques demeurent souvent informelles car à la limite des conditions de sécurité ; elles sont aussi le témoignage des espaces qu’il est encore possible d’investir en tant que piéton : « La palissade est le [...] marqueur de la construction d’un espace social tel que décrit par Lefebvre (1974) » (Serra, 2017). Ces barrières entrainent les citadins à imbriquer leurs activités et leurs comportements dans un espace restreint (documents 10, 11, 12) afin de substituer un ancien trottoir, une place, etc.

vaches dans la rue à Mumbaï

Document 10. Un petit élevage bovin s’implante sur les places de stationnement du centre de Mumbaï. Cliché de Noé Parot, 2023. Localisation : 18°58'00.1"N 72°49'10.9"E.

Monorail à Mumbaï

Document 11. Sous le monorail de Mumbaï, les palissades deviennent la délimitation des espaces de circulation : piétons et véhicules sont destinés à partager l’espace durablement. Cliché de Noé Parot, 2023. Localisation : 19°00'06.5"N 72°50'37.1"E.

 

De l’autre côté de la palissade, sur les engins de chantiers, en haut des toits d’immeubles, les ouvriers s’affairent. Le chantier est aussi un espace de travail qui témoigne des conditions sociales de la fabrique de la ville. Ce sont bien souvent, dans ces agglomérations, des travailleurs précaires, parfois des migrants venus d’autres régions du pays, comme le cas de l’Inde (document 12), voire d’autres pays comme à Khartoum avec des migrants venus du Soudan du Sud ou d’Érythrée, et les migrants subsahariens à Tanger. Les conditions de travail sont très éprouvantes, notamment du point de vue des conditions météorologiques (soleil, chaleur, humidité…), du bruit des engins de chantiers et du rythme à tenir.

Travailleur sur un chantier à Jaïpur

Document 12. Un travailleur rajasthani prend sa pause sur le chantier du métro de Jaïpur. Cliché d'Emma Saignol, 2019, avec l'aimable autorisation de l'autrice. Localisation : 26°55'23.2"N 75°49'35.7"E.

Immeuble en construction à Khartoum

Document 13. Des ouvriers travaillent sur le toit d'un immeuble d'habitation en construction à Khartoum. Cliché de Noé Parot, 2021. Localisation : 15°35'35.3"N 32°31'59.8"E.

 

3. Le chantier : évènement spatio-temporel pour saisir les transformations des villes dans les Suds

Les motifs, les objectifs et les conséquences des projets urbains sont très étudiés en géographie urbaine car ils sont la démonstration de la rapidité des transformations de la ville dans le Sud global. Toutefois, le temps et l’espace du chantier, cet « entre-deux », permettent de comprendre les différentes formes que revêt le processus d’urbanisation dans le monde (Humain-Lamoure & Laporte, 2017). Du fait de leur pérennisation, les travaux ont une existence propre, qui devient aussi importante que les résultats attendus des projets urbains. Les chantiers sont un espace et un temps qui expriment l’aspect quotidien et matériel de l’urbanisation. Ces travaux se répètent et se déplacent dans des espaces différents au gré des volontés politiques et des enjeux économiques.

affiche publicitaire urbaine

Document 14. « Be a part of the landmark » : affiche publicitaire sur les palissades d’un futur immeuble de bureaux dans le quartier de Bandra à Mumbaï. Cliché de Noé Parot, 2023. Localisation : 19°03'34.0"N 72°49'56.5"E.

 

Ils sont aussi un moyen de percevoir les contradictions entre discours et réalité. Le manque d’équipements publics et de logements demeure écrasant : 52 % des Mumbaïkars vivent dans un habitat informel sur 7 % du territoire de la ville-centre (Bautès et al., 2011). À Tanger, une rupture est visible entre un front de mer en réaménagement et les périphéries où se développent les quartiers non-règlementaires qui abritent une grande partie de la population. Pourtant, le bien-être des citadins fait partie des objectifs affichés des projets urbains qui, à grand renfort de publicité, vantent et vendent des espaces urbains paisibles et verts, et promeuvent même une certaine idée de promotion sociale. Cela se retrouve aussi du coté de l’immobilier de bureau comme l’indique l’inscription « Be part of a landmark » de l’affiche promotionnelle de l’immeuble Moti Mahal (document 14) afin d’évoquer un processus de modernisation qui passe par la culture du remarquable et de l’unicité (Languillon‑Aussel, 2017). Ces images de propreté, d’ordre, de promotion sociale renvoient aux villes de Singapour ou Shanghai qui résonnent comme des modèles auprès des autorités urbaines (Choplin & Franck, 2010 ; Heuzé, 2007). À Mumbaï, la verticalisation du bâti s’accompagne d’une élévation des infrastructures (autoroutes et métro) qui condamne peu à peu l’horizon du piéton. Progressivement, alors que le sol semble disparaitre sous un mikado d’infrastructures et de réseaux, les résidences s’élèvent et les promoteurs monétisent ainsi l’horizon et le paysage de la baie. Du côté de Tanger, c’est le modèle européen qui inspire les promoteurs, influencés par la proximité de l’Europe qui fournit une part non-négligeable des touristes venus visiter la ville, lesquels sont paradoxalement venus chercher le dépaysement. Mais que ce soit Singapour ou Londres, le modèle d’une ville fonctionnelle et globalisée, construction directe du néolibéralisme (Davis, 2007), circule auprès des acteurs politiques des villes des Suds et influencent la manière de penser les espaces urbains. Or, alors que ces villes connaissent des changements démographiques, économiques et environnementaux radicaux, il est assez facile de saisir les effets négatifs de l’adoption de tels modèles. L’espace de la rue devient un interstice marginal, ou le réceptacle des débris de construction, tellement abondants qu’ils trainent le long des rues (document 15), quitte à devenir le trottoir autrefois capturé par la barrière bleue. Ces mégaprojets sont toujours plus inégaux socialement et déconnectés des défis environnementaux, comme l’illustrent de nombreuses villes dans le monde, de « The Line » saoudienne à la nouvelle capitale de l’Égypte (Bennafla et Bayoumi, 2023). Des villes comme Singapour, Shanghai ou Jakarta ont déjà éprouvé ce processus de modernisation qui vise à transformer matériellement la ville ainsi qu’a « éduquer » certaines catégories de citadins à un mode de vie urbain correspondant à des normes standardisées (Dietrich, 2020). Cette modernisation néolibérale n’est pas dénuée de desseins politiques.

Débris de chantier à Tanger

Document 15. Les débris de chantier s'installent dans tous les espaces de la ville, ici à Tanger. Cliché de Noé Parot, 2023. Localisation : 35°46'56.7"N 5°48'37.7"W.

 

Les chantiers et les travaux dans la ville sont donc des événements spatio-temporels producteurs d'espace, et notamment de l’usage quotidien qui est fait de l’espace. Nous observons un territoire pas totalement terminé, en cours de formation mais dont les effets spatiaux sont déjà clairement visibles. Les pratiques sont bousculées mais pas stoppées et de nouvelles activités émergent. Les chantiers et les travaux représentent un matériau précieux dans l’élaboration d’un cadre d'analyse commun entre les différentes villes des pays des Suds.

 

Conclusion

Marchands ambulants à Jaïpur

Document 16. Des vendeurs de fleurs à Hawa Mahal (Palais des Vents), Jaïpur. Cliché d'Emma Saignol, 2019, avec l'aimable autorisation de l'autrice. Localisation : 26°55'23.2"N 75°49'35.7"E.

 

Retour en 2019, à quelques mois de l’inauguration du prolongement du métro à Jaïpur (document 16), les palissades bleues quadrillent toujours le paysage urbain autour des futures entrées des stations. Les marchands de fleurs, qui vendaient autrefois leurs marchandises sous les arcades de la vieille ville de Jaipur, sont adossés aux palissades et se protègent du soleil avec des tissus suspendus. Ensuite, viendra le temps de l’adaptation et de la renégociation de leur espace de vente et de subsistance. Retourneront-ils sous les arcades ? Ou continueront-t-ils leur migration le long des nouvelles stations de métro qui sont déjà évoquées dans le cadre d’un futur prolongement ? À Khartoum, à l’heure ou ces lignes sont écrites, l’heure n’est plus à ces adaptations mais à Mumbaï et Tanger, le chantier est toujours la norme du paysage urbain.

À travers le regard du géographe, déambulateur, c’est bien l’importance considérable des chantiers, des travaux et des projets d’aménagement qui est illustrée. Ces chantiers font peser de lourdes contraintes sur le quotidien des habitants et sur leurs capacités à s’approprier la ville car ils ne sont pas en mesure, individuellement, de modifier ou d'influencer ces changements (Zask, 2022). Les bouleversements induits par le développement urbain s’incarnent dans ces constructions qui caractérisent le paysage urbain de beaucoup de villes du Sud global.

rue de Tanger

Document 17. Un espace bientôt investi ? Une future rue d'un nouveau quartier au sud de Tanger. Cliché de Noé Parot, 2023. Localisation : 35°42'21.8"N 5°54'21.1"W.

 

Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : entre-deux | espace public | grand projet urbain | habiter, habitant | informalité | paysages urbains | photographies | production urbaine | quotidien et pratiques spatiales | rickshaw | Sud global.

 

 

Noé PAROT

Doctorant contractuel, Université Jean-Moulin Lyon 3, UMR 5600 Environnement, ville, société (EVS), CRGA, CNRS.

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Noé Parot, « Regard géographique. Paysages en chantier de l’urbanisation dans le Sud global », Géoconfluences, mars 2024.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/de-villes-en-metropoles/articles-scientifiques/regard-paysages-chantiers-suds