Carte à la une. Comment les jeunes géographes ressentent-ils le monde contemporain ? Un exercice de cartographie des émotions
Les étudiants du master MEMED de l'université Lyon 3, promotion 2019-2020.
Bibliographie | citer cet article
Introduction : un exercice de cartographie sensible
Ces cartes sont le produit d’une expérience exploratoire réalisée dans le cadre du cours de master 1 « Mobilité, réseaux et sociétés en développement » du parcours Mondes émergents, mondes en développement (MEMED) de l’université Jean-Moulin Lyon 3. Le public de ce master regroupe essentiellement des étudiants qui se destinent au monde associatif. L’objectif de ce cours de géographie est de mieux comprendre les mobilités contemporaines dans une société mondialisée et fragmentée à toutes les échelles.
Cet exercice fait suite à une réflexion débutée en cours à propos de la subjectivité qui accompagne nécessairement l’activité cartographique, et plus largement scientifique. Il s’agit de s’interroger sur des pratiques scientifiques plus inclusives dans le processus de construction des représentations collectives, en s’inspirant notamment des travaux du collectif antiAtlas des frontières (Mekdjian, Amilhat Szary, 2015). Le but de cet exercice était d’inviter les étudiants à reconsidérer leurs modes de production graphique par le biais de la géographie des émotions. Il s’agit donc d’appréhender les émotions comme un fait social, favorisant la compréhension de la relation des individus à l’espace (Guinard, Tratnjek, 2016). Ces œuvres sont le produit d’une cartographie sensible dont l’objectif est d’exprimer des émotions et non des savoirs. Je propose ici de les étudier pour ce qu’elles disent de leur auteurs, et non du réel.
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Les trois cartes qui ressortent de cet exercice de pédagogie expérimentale sont finalement très informatives sur les représentations actuelles du monde qu’ont de jeunes géographes d’une vingtaine d’années, ainsi que de leur expérience de ce monde. Deux thématiques ressortent notamment, la question migratoire et les préoccupations environnementales.
Trois cartes, trois visions du monde
Carte n° 1. La Terre et les Hommes : utopie ou dystopie ?
Auteurs : Achille Audouard, Bastian Hurtrel, Léna Kuntz et Manon Loeltz. |
Cette carte, intitulée « Vision utopique du monde », prend le parti original de représenter les dynamiques globales à travers l’aspect environnemental. Sur les trois productions graphiques de la classe, c’est la seule à rendre visible dans la légende la partition demandée dans la consigne entre les éléments appréciés dans le monde et ce qui devrait changer. Ici, ce sont les éléments considérés comme naturels, à l’image des océans et des barrières de corail, qui sont désignés comme désirables. C’est leur altération par les activités humaines, notamment par les sociétés développées du « Nord », qui est pointée du doigt, telles les activités nucléaires, la déforestation, et la fonte des glaces, qui affectent la planète dans son ensemble.
Cependant, cette question environnementale est articulée à une gouvernance mondiale jugée insuffisante, comme le montre la dénonciation des pays émetteurs de gaz à effets de serre, et ceux ne respectant pas les Accords de Paris. Le choix d’une projection polaire et l’absence de figuré représentant des frontières étatiques mettent en avant le caractère transnational des enjeux environnementaux globaux, et la nécessité d’une gouvernance à l’échelle mondiale.
Carte n° 2. Un monde mobile mais fragmenté |
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Auteurs : Quentin Bobin, Marie Dussaux, Stéphane Presson et Lucas Wullschleger. |
Cette carte met en regard les déplacements humains et animaux au travers du couple mobilités désirées/mobilités forcées. Cette association entre des préoccupations migratoires et environnementales porte un discours prônant une liberté de (non) circulation, opposée aux constructions étatiques qui découpent le monde. Cette idée est exprimée par une carte silencieuse, sans frontières politiques, titre, ni toponymes. La réflexion proposée autour de l’entrave à la liberté de mouvement des êtres vivants, entre rétention et protection, témoigne d’un sentiment ambigu vis-à-vis de la mondialisation et des tentatives de régulation qui voient le jour.
Le choix de représenter les mobilités humaines par le cas des réfugiés illustre l’importante médiatisation qui accompagne ce phénomène migratoire humainement très sensible, mais numériquement inférieur à d’autres types de mobilités. Le parcours universitaire de ces étudiants inscrits dans une formation centrée sur les sociétés en développement se manifeste ici par une plus grande valorisation graphique de l’hémisphère sud.
Carte n° 3. L’alimentation, une richesse culturelle qui soulève des inquiétudes |
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Auteurs : Soline Carl, Maxime Durand et Solenn Le Bray. |
Dans cette carte, on ressent l’ambiguïté des sentiments contradictoires qu’éprouvent les auteurs face au monde dans lequel ils vivent. Les photographies de différents plats célèbres mettent en avant la nourriture comme construction culturelle valorisée et désirable. Ce tour du monde culinaire illustré sollicite l’œil, mais aussi le souvenir du goût, rendant l’exercice sensible par une carte qui en devient appétissante. Le désir qui en ressort sert le discours d’une carte valorisant les mobilités et les échanges comme vecteur de diversité.
Cependant, derrière les plats au dressage soigné, c’est le système alimentaire mondial et ses conditions de production qui sont dénoncés. Le goût mondialisé et accessible à tous a ici un coût écologique, celui de l’exploitation animale, de l’épuisement des ressources et des émissions de carbone. Finalement, cette carte expose le dilemme contemporain d’une société mondialisée et de consommation dont on apprécie les produits qu’elle crée et auxquels elle permet d’accéder, mais dont on prend conscience que les pratiques ne sont pas durables.
Conclusion
Cette expérience de cartographie sensible auprès d’un public d’étudiants de master permet de comprendre partiellement qui sont les jeunes géographes contemporains et les questions de société qui les animent et les préoccupent. Tout d’abord, ces cartes mentales donnent à voir le monde tel qu’ils se le représentent, sous l’influence de leurs connaissances et de l’actualité, mais aussi en tant que génération. Ainsi, la prédominance des thématiques environnementales et migratoires témoignent de leur appropriation de ces sujets très médiatisés. Ces productions parlent aussi de leurs auteurs eux-mêmes. À travers leur alimentation, leurs peurs, leurs opinions politiques, c’est leur intimité qui transparaît. Ce que ces cartes montrent, ce sont aussi les relations complexes qu’entretiennent les jeunes générations face à l’état du monde actuel. D’un côté, elles témoignent d’une appréciation positive des espaces et des sociétés dans lesquelles elles vivent. De l’autre, les changements qu’elles promeuvent sont les indicateurs d’une prise de conscience et d’une appréhension des mutations sociales, politiques et environnementales d’ordre global qui sont en train d’advenir. Dès lors, cette expérience exploratoire permet de saisir les intérêts et les motivations d’une génération de géographes engagés à travers des productions cartographiques promouvant la diversité culturelle, le mouvement humain et l’intégrité environnementale comme sources de richesse et valeurs désirables.
Bibliographie
- Bailly A., Saarinen T., MacCabe C., 1992, « Image des pays de la francophonie et pays de la francophonie en image », Tréma, n° 2, p. 47-58.
- Guinard Pauline, Tratnjek Bénédicte, 2016, « Géographies, géographes et émotions. Retour sur une amnésie… passagère ? », Carnets de géographes, n° 9.
- Mekdjian Sarah, Amilhat Szary Anne-Laure, 2015, « Cartographies traverses, des espaces où l’on ne finit jamais d’arriver », Visioncarto.
Sitographie
Anne LASCAUX
Professeure certifiée d'histoire-géographie, doctorante en géographie, Université de Lyon, laboratoire Environnement Ville Société (UMR 5600)
Et les étudiants du master MEMED de l'université Lyon 3, promotion 2019-2020 : Achille Audouard, Quentin Bobin, Soline Carl, Maxime Durand, Marie Dussaux, Bastian Hurtrel, Léna Kuntz, Solenn Le Bray, Manon Loeltz, Stéphane Presson, Lucas Wullschleger
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Anne Lascaux, « Comment les jeunes géographes ressentent-ils le monde contemporain ? Un exercice de cartographie des émotions », Carte à la une de Géoconfluences, mai 2020. |
Pour citer cet article :
Anne Lascaux et Les étudiants du master MEMED de l'université Lyon 3, promotion 2019-2020., « Carte à la une. Comment les jeunes géographes ressentent-ils le monde contemporain ? Un exercice de cartographie des émotions », Géoconfluences, mai 2020.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/cartographie-emotions-monde-contemporain