Les États-Unis dans le changement climatique

Publié le 09/09/2024
Auteur(s) : Anne-Lise Boyer, agrégée et docteure en géographie, postdoctorante Labex DRIIHM - CNRS
Lætitia Balaresque, agrégée de géographie - École normale supérieure de Lyon

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Les États-Unis ont une responsabilité historique considérable, à l’échelle mondiale, dans le changement climatique : émetteur majeur de gaz à effet de serre, en nombre absolu et aussi par habitant, producteur de ressources fossiles, mauvais élève des traités internationaux… Pourtant, la prise de conscience dans une partie de l'opinion est réelle, et aboutit, à différentes échelles, à des initiatives visant à réduire les émissions. Certaines villes comme Portland jouent un rôle pionnier dans ce mouvement.

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En 2023, une étude de l’université de Yale ((L’enquête « Yale Climate Opinion Maps 2023 » peut être consultée sur ce lien.)) montre que 16 % des Américains ne croient pas au changement climatique, ce qui correspond à environ 49 millions de personnes. Ce sondage montre que l’acceptation du phénomène de changement climatique est plus répandue sur les côtes ouest et est en corrélation avec les taux élevés d'électeurs démocrates dans ces régions. Néanmoins, des groupes de climato-négationnistes existent aussi au sein des États démocrates : c’est le cas du comté de Shasta, en Californie du nord. Dans ce comté, le scepticisme à l'égard du changement climatique atteint 52 %, alors qu'à l'échelle de l'État, moins de 12 % de la population californienne ne croit pas au réchauffement de la planète.

Pourtant, l’année 2023 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée. Similaires aux travaux du GIEC et présentant des chiffres qui correspondent aux prévisions à l’échelle mondiale, le quatrième National Climate Assessement ((Le National Climate Assessement (Évaluation nationale du climat) est un rapport produit par le Programme de recherche sur le changement global des États-Unis. Il est mandaté par la Loi sur la recherche sur le changement global de 1990. Il s’appuie sur des contributions de scientifiques et d'experts issus de diverses agences fédérales et du milieu universitaire.)) étatsunien (2018) montre que d’ici 2100, les températures moyennes dans le pays devraient augmenter d'au moins 4,4°C dans le cadre d’un scénario avec des taux similaires aux émissions actuelles de gaz à effet de serre (GES), et d'environ 1,4°C si des mesures de réductions immédiates et rapides sont mises en œuvre. Dans la manière dont le pays se saisit des questions climatiques, le rapport paradoxal qu’entretiennent les États-Unis avec l’environnement se décline sous de multiples facettes. De la non-ratification du protocole de Kyoto au retrait de l’accord de Paris pendant la Présidence Trump, l’un des plus gros pollueurs du monde fait bien souvent figure de mauvais élève dans les efforts globaux d’atténuation et d’adaptation au changement climatique. À l’échelle locale, des mesures d’avant-garde ou des succès symboliques au retentissement mondial se distinguent, du premier plan d’adaptation urbaine au changement climatique de la ville de Portland en 1993 à la victoire juridique en août 2023 de seize jeunes militants écologistes contre l’État conservateur du Montana qui voulait interdire l’analyse des émissions de GES et leurs conséquences sur le climat. Cet article propose de s’intéresser aux tensions et aux contrastes qui caractérisent les États-Unis face au changement climatique. La première partie aborde les effets du changement climatique, notamment à travers la multiplication des évènements météorologiques extrêmes et des risques qui y sont associés. Elle montre comment les municipalités sont un acteur émergent de la prise en charge de la lutte contre le changement climatique. La deuxième partie questionne les efforts et les obstacles dans la transition énergétique. Impulsée dès la présidence de Barack Obama, elle est cœur des mesures récentes prises par Joe Biden qui a fixé pour objectif de produire 80 % d'énergie renouvelable d'ici à 2030.

1. La vulnérabilité du territoire étatsunien face au changement climatique

Les effets du changement climatique se traduisent par l’augmentation de la fréquence et de l'intensité de certains phénomènes météorologiques extrêmes. Les États-Unis sont ainsi témoins d’ouragans plus intenses, de fortes précipitations (Ouragan Harvey en 2017, Ouragan Florence en 2018) mais aussi de sécheresses prolongées, d'incendies de forêt (comme le Dixie Fire en Californie en 2021 dans un contexte de vague de chaleur et de sécheresse), de vagues de froid (vortex polaire de 2014 sur les Grands Lacs, vague de froid au Texas de février 2021) ainsi que de canicules (sur la région du Pacifique Nord-Ouest en 2021, dans tout le sud des États-Unis pendant l’été 2023). Selon une enquête du Pew Research Center en 2023 ((Les résultats de cette enquête peuvent être consultés sur dans l’article suivant « What the data says about Americans’ views of climate change »)), une majorité d’Étatsuniens (61 %) déclarent que le changement climatique affecte bel et bien leur communauté locale.

1.1. Les ouragans et le risque inondation, des risques climatiques bien documentés

La région des États-Unis la plus exposée aux ouragans est la côte atlantique et le golfe du Mexique. Après Katrina en 2005 (Hernandez, 2005 ; Zaninetti 2013 ; Comby et Le Lay, 2019), les ouragans aux conséquences graves se multiplient : Sandy (2012), Harvey (août 2017) et Maria (septembre 2017) (Nicolas et al., 2018) sont parmi les plus notables ces dernières années. Au point qu’en Floride, certaines compagnies d’assurance – actrices émergentes de l’adaptation au changement climatique – ont annoncé quitter la région suite aux ouragans Ian et Nicole qui ont dévasté l’État en 2022, causant des milliards de dollars de dégâts et le décès de 150 personnes. Elles estiment que ces récentes catastrophes naturelles rendaient l'assurance des résidents trop onéreuse.

Par exemple, Sandy (2012) était à l’origine un ouragan de faible intensité (catégorie 1 sur l’échelle de Saffir-Simpson) né dans les Caraïbes, qui s'est transformé en catégorie 3 avant d'atteindre la côte Est des États-Unis. L'onde de tempête, combinée à de fortes marées, provoque de graves inondations dans les régions de New York et du New Jersey. Cet ouragan est considéré comme un tournant dans la prise de conscience de la vulnérabilité des zones côtières et de la possibilité de dommages significatifs même en cas d'ouragan relativement faible. C’est lui qui fait également prendre conscience de la nécessité d'une meilleure préparation et d'une plus grande résilience face aux futurs phénomènes météorologiques extrêmes. À sa suite, la ville de New-York met en place un grand plan d’adaptation au changement climatique avec notamment le projet Big U : un système de protection (digues, parcs) contre les eaux tout autour de Manhattan. En 2017, Harvey a provoqué des précipitations record, certaines régions recevant plus de 1 500 mm de pluie, ce qui a entraîné de graves inondations à Houston et ses environs (Hernandez, 2017). Le coût économique de l'ouragan Harvey est estimé à plus de 125 milliards de dollars, ce qui en fait l'un des ouragans les plus coûteux de l'histoire des États-Unis. Peu après, l'ouragan Maria, de catégorie 4, a surtout frappé l’île de Porto Rico, le « 51e État ». En plus de dégâts matériels importants, les conséquences de l’ouragan sont venues exacerber des niveaux de pauvreté déjà importants et il été à l’origine d’une crise humanitaire, notamment due à la mise hors service du réseau électrique sur toute l'île, privant des millions de personnes d'électricité pendant une période prolongée. Avec 2 975 décès directs et indirects, c’est l'un des ouragans les plus meurtriers de l'histoire des États-Unis. Il a aussi donné lieu à une importante vague migratoire vers le continent : environ 200 000 Portoricains sont partis s’installer aux États-Unis. Comme l’avait déjà montré l’ouragan Katrina en 2005, la vulnérabilité et la résilience face aux ouragans sont directement influencées par les inégalités socio-économiques et raciales, ainsi que par les structures politiques et économiques. La situation post-Maria à Porto Rico a été ainsi qualifiée de cas évident d'injustice environnementale, liant la crise humanitaire à la condition coloniale historique de Porto Rico et à l'histoire de l'exploitation socio-environnementale de l’île par les États-Unis (plantations de sucre et de café, main d’œuvre à bas coût, avantages fiscaux). À la suite de l’ouragan, des mesures édictées par le gouvernement fédéral imposant un état d'urgence permanent et le passage de la loi Puerto Rico Oversight, Management, and Economic Stability Act (PROMESA) créant un conseil de contrôle fiscal pour le territoire sont vues aujourd’hui comme les manifestations d’une volonté coloniale de limiter la démocratie locale (Robinson et al., 2022).

1.2. La méga-sécheresse dans le Sud-Ouest des États-Unis

L’Agence de Protection de l’Environnement étatsunienne considère que, depuis 2002, le Sud-Ouest des Etats-Unis (sud de la Californie et du Nevada, Arizona, Nouveau-Mexique) connaît la période de sécheresse la plus persistante jamais enregistrée. Dans le contexte du changement climatique, le risque de sécheresse s’accroît car la hausse des températures augmente progressivement le potentiel d’évaporation de l’air. Combinée à des précipitations de plus en plus irrégulières, cette évolution favorise l’apparition de périodes de sécheresse plus longues et qui pourront être de plus en plus intenses. De nombreuses études évoquent ainsi un risque de méga-sécheresse, c’est-à-dire l’installation d’une période particulièrement longue de sécheresse qui s’étalerait sur plusieurs décennies et connaîtrait des périodes d’extrême sévérité. Depuis 2000, l’U.S. Drought Monitor, en charge de produire les bulletins de situation hydrologique, propose une carte mise à jour chaque semaine pour montrer la localisation et l’intensité des phénomènes de sécheresse dans le pays (document 1). La hausse des températures et la sécheresse risquent aussi d’accroître la gravité, la fréquence et l’étendue des incendies.

Document 1. L’ampleur de la sécheresse de l’été 2021

doc1

Carte produite par l’US Drought Monitor, le 13 juillet 2021, date à laquelle le Dixie Fire en Californie est déclenché par la foudre. Du fait des conditions de sécheresse extrême, d’une météo chaude et venteuse, de la végétation dense particulièrement sèche et située dans une zone reculée, l’incendie n’est contenu définitivement qu’au mois d’octobre. Il brûle presque 400 000 hectares. Les conditions de sécheresse sont classées en cinq catégories d’intensité croissante. Carte d’Adam Hartman, US Drought Monitor, le 13 juillet 2021 (source). Voir l’original en anglais : cliquez ici.

La Californie, seul État du pays au climat méditerranéen, est le plus exposé aux incendies de forêt (Boutié, 2022). L'étendue des zones brûlées lors des feux de forêt estivaux en Californie a été multipliée par cinq entre 1971 et 2021. Certaines analyses estiment même que la superficie brûlée au cours d'un été moyen pourrait augmenter de 50 % d'ici à 2050. De ce fait, depuis les années 2010, la notion de « méga-feu » est de plus en en plus employée et est largement adoptée par les médias. Les méga-feux se caractérisent par leur grande envergure liée à une puissance et une vitesse exceptionnelle, conduisant rapidement à dépasser les capacités des moyens de secours sur le terrain. Les conséquences humaines, environnementales et économiques de ces incendies sont considérables.

La sécheresse pèse aussi lourdement sur la disponibilité en eau pour approvisionner les grandes métropoles du sud-ouest des États-Unis : Los Angeles, Phoenix, Las Vegas et Tucson, ainsi que les grandes zones d’agricultures irriguées (en particulier l’Imperial Valley, Californie). Les municipalités mettent donc en place des stratégies d’adaptation à la rareté de l’eau, sachant qu’un Étatsunien consomme 320 litres d’eau par jour (contre 150 en France) : disparition des pelouses au profit de plantes sans arrosage et de jardins secs à entretien minimum, subventions à l’installation de plomberie hydro-économes, incitations à la collecte des eaux de pluie et à la réutilisation des eaux grises issues des activités ménagères faiblement polluantes (vaisselle, douche…) (Boyer et al., 2022)... À Los Angeles, par exemple, la consommation d’eau par personne par jour est ainsi passée de 875 litres en 1990 à 265 litres aujourd’hui. À Las Vegas, les efforts d’économies en eau montrent aussi des résultats non négligeables dans des volumes de consommations qui restent pourtant importants : de 1 324 litres en 1990 à 839 litres aujourd’hui… Dans ce contexte, les agriculteurs demandent la construction de nouvelles infrastructures de transport et de stockage de l’eau. Celles-ci qui restent souvent lettre morte dans un contexte où les institutions fédérales et de l’État fédérés sont de plus en plus réticentes à investir dans ce type de financements de long terme du fait de leurs conséquences environnementales, de la hausse des coûts d’opération et des tensions économiques et politiques qu’ils peuvent générer. En Arizona par exemple, les agriculteurs sont plutôt incités à se tourner vers les systèmes d’irrigation au goutte-à-goutte et à se tourner vers de nouvelles cultures – par exemple le guayule, originaire du Mexique, qui permet de produire du caoutchouc – moins consommatrice en eau. En cas de pénurie grave, en lien avec la situation du fleuve Colorado notamment, ils devront abandonner certaines parcelles en l’échange de compensation par les gouvernements de leur État et fédéral.

1.3. Face aux risques, la montée en puissance de l’échelle municipale

Les villes se trouvent au cœur d’une contradiction : elles ont à la fois un poids considérable dans les émissions de GES et sont une force motrice du changement climatique, mais elles sont aussi les lieux les plus exposés aux problèmes environnementaux. En effet, selon les estimations de l’ONU, les villes sont responsables de 75 % des émissions mondiales de CO2, les transports et les bâtiments étant parmi les principaux responsables. Mais les villes sont aussi particulièrement vulnérables aux effets du changement climatique : la forte concentration de population et les fortes inégalités sociales et raciales, la densité importante d’infrastructures et de biens matériels, le degré élevé d’artificialisation ainsi que la complexité d’organisation du système urbain multiplient les enjeux face aux aléas climatiques. De plus, le phénomène d’îlot de chaleur urbain amplifie l’exposition des villes aux températures élevées. L’îlot de chaleur urbain fonctionne en effet comme une « sorte de dôme d’air plus chaud couvrant la ville » (Cantat, 2004).

Depuis le milieu des années 2000, la plupart des grandes villes étatsuniennes ont pris les rênes de la lutte contre le changement climatique (Ghorra-Gobin, 2010 ; Frisque, 2023). Pendant le mandat du président Donald Trump, climato-négationniste notoire, cette dynamique municipale s’est renforcée. Quatorze villes étatsuniennes, notamment New-York, San Francisco, Miami, Boston et Portland, font désormais partie du Cities Climate Leadership Group (C40) qui regroupe aujourd’hui une centaine de grandes métropoles et représente 600 millions d’habitants, 25 % du PIB mondial et 70 % des émissions de GES selon le site Web du réseau. 187 villes étatsuniennes, de petites villes de 1 000 habitants aux plus grandes métropoles comme New-York et Los Angeles, font aussi partis du Global Covenant of Mayors for Climate and Energy (Pacte mondial des maires pour le climat et l’énergie), créé par la Commission européenne en 2008 et étendu à l’échelle internationale depuis 2017. L'objectif principal est de mobiliser les villes du monde entier pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et accélérer la transition vers des économies à faible émission de carbone et résilientes aux effets du changement climatique.

Dans le cadre des politiques d’atténuation des émissions de GES, certaines villes ont pu agir sur la forme urbaine (maîtriser l’étalement urbain par exemple), les mobilités (privilégier les modes piéton ou cycliste) et les bâtiments (réviser le code de la construction et de l’habitation pour améliorer l'efficacité énergétique). C’est notamment le cas de la ville de Portland en Oregon, considérée comme championne dans la prise en charge des effets du changement climatique alors qu’elle était l’une des villes les plus polluées des États-Unis dans les années 1960. Dès 1993, Portland est devenue l'une des premières villes au monde à s'attaquer au changement climatique en s'engageant à réduire les émissions de gaz à effet de serre à l'échelle de la ville avec le tout premier Climate Action Plan du pays. Aujourd’hui, l’objectif est de réduire de 40 % les émissions de carbone d'ici à 2030 et de 80 % d'ici à 2050 (par rapport aux niveaux de 1990) notamment autour d’une politique volontariste centrée sur les mobilités. Interdit aux voitures et dédié uniquement au transport public, aux cyclistes et aux piétons, le pont Tilikum Crossing sur la rivière Willamette, aussi appelé Bridge of The People, est inauguré en 2015. Éclairé la nuit selon un jeu de lumières qui suit les variations de température de l’eau de la rivière, il est aujourd’hui le symbole des efforts écologistes de la ville (document 2). À l’échelle du pays, Portland est aussi considéré comme un modèle pour la mise en œuvre de solutions fondées sur la nature. Autour d’un programme intitulé « Grey to Green », la municipalité a mis en œuvre de nombreuses initiatives de plantation d’arbres, d’agriculture et de jardinage urbains, des projets de restauration des écosystèmes locaux et notamment de la Willamette River (amélioration de la qualité de l'eau et des environnements aquatiques), l'utilisation de toits verts et de murs verts, l'enlèvement de l'asphalte et son remplacement par des surfaces perméables, la construction de jardins de pluie qui permettent l'augmentation de l'infiltration plutôt que le ruissellement. Portland progresse ainsi vers les formes d’une « ville éponge » ((Le modèle de « Sponge City » trouve ses origines en Chine, depuis 2014. Le but est de multiplier les espaces verts, les toits végétalisés, les zones humides et les revêtements perméables pour les sols afin que la ville soit en capacité d’absorber et de stocker le surplus d’eau en cas de crue (Chan et al., 2018).)), où le cycle de l'eau urbain tente de reproduire l’hydrologie antérieure au développement. En 2022, suite à la vague de chaleur exceptionnelle qui touche la région du Pacifique Nord-Ouest pendant l’été 2021, Portland déclare l’« urgence climatique » et lance des mesures incluant une forte dimension de justice environnementale en lien avec les conséquences sur la santé du changement climatique (réseau de centres d’abri au frais en cas de canicule, etc.).

Document 2. La Willamette River à Portland, à gauche le Tilikum Crossing (Bridge of The People)

willamette river

C'est le premier grand pont des États-Unis à avoir été conçu pour accueillir les transports en commun, des cyclistes et des piétons. De la fumée des feux de forêt estivaux, portée par le vent, est visible dans le ciel. Cliché de Claire Néel, août 2023, avec l’aimable autorisation de l’autrice.

Enfin, une nouvelle tendance voit les villes poursuivre en justice l'industrie des énergies fossiles, puisque celle-ci connaissait depuis des décennies les dangers de la combustion du charbon, du pétrole et du gaz et qu'elle a activement caché ces informations aux consommateurs et aux investisseurs. Le concept de « procès climatique » renvoie à l'ensemble des actions en justice engagées devant les tribunaux (Fleury, 2023) (document 3). Les premières affaires de ce genre ont émergé aux États-Unis lorsque l'administration Bush a refusé de ratifier le protocole de Kyoto en 1997. Aux États-Unis, les revendications de justice environnementale sont aussi souvent portées devant la justice, invoquant les lois fédérales de protection de l’environnement (National Environmental Protection Act de 1969, Clean Water Act de 1972 entre autres) ou plus spécifiquement la loi sur les Droits Civiques de 1964 ou encore la clause du Quatrième Amendement de la Constitution qui concerne la protection égale de tous les citoyens étatsuniens (Boyer et Gautreau, 2023). Par exemple, depuis novembre 2022, les municipalités de Porto Rico sont réunies dans un procès contre Exxon Mobil et d’autres grandes entreprises de combustibles fossiles pour demander des dommages et intérêts en lien avec l’Ouragan Maria de 2017.

Document 3. Pancarte dans une manifestation pour le climat à Los Angeles en 2019

Trum climate crime

Les manifestants représentent ici le Président Trump derrière les barreaux d’une prison, condamné pour crime climatique. L’expression de « climate crime » va de pair avec celle de « climate litigation » (procès climatique) et renvoie au fait que la contribution de l’industrie des combustibles fossiles à la crise climatique est condamnable, notamment pour la dissimulation de son rôle dans l'aggravation de la dévastation de l'environnement (Correia, 2022). Cliché de Brian O’Neill, 2019, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

2. Vers la transition énergétique ?

Depuis les années 1990, les rapports scientifiques, au premier chef ceux du GIEC, se multiplient pour souligner la nécessité de transitions rapides et profondes, notamment dans les domaines de l'énergie, de l’occupation des sols (agriculture, forêts, urbanisation) et des infrastructures (de transport, hydrauliques, bâtiments, etc.). L’objectif est de limiter le réchauffement climatique à moins de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels, comme le prévoit l’accord de Paris. Les États-Unis (avec la Chine) sont le plus grand consommateur d’énergie du monde. Le modèle de l’American way of life qui promet une vie d’abondance, la production et la consommation de masse et repose sur la dépendance à l'égard des véhicules personnels et l'étalement urbain contribuent à une consommation d'énergie qui place les États-Unis au premier rang mondial.

2.1. État des lieux du rapport à l’énergie

Aux XIXe et XXe siècles, les États-Unis ont connu deux révolutions énergétiques, avec d’abord l’explosion de l’usage du charbon puis du pétrole. Au XXe siècle, les consommations de pétrole, de charbon, et d’hydro-électricité ont augmenté conjointement dans le monde, mais les États-Unis, pionniers dans la révolution du pétrole, sont alors les premiers émetteurs de CO2. Entre 1850 et 2021, ils représentent 20 % des émissions territoriales dans le monde (Dagorn, 2021). En tenant compte des émissions importées, les États-Unis sont le second émetteur mondial après la Chine en tonnes, et le quatrième mondial, derrière le Luxembourg, Brunei et Hong Kong, en tonnes par habitant (OCDE, 2023, voir document 4)

Document 4. Émissions de CO2 dans le monde en 2018 (y compris importées)

Source des données : OCDE Stat, 2023. Document extrait de Clara Loïzzo, « Quel bilan pour la COP 28 ? », Géoconfluences, décembre 2023.

En 2022, la consommation de pétrole aux États-Unis s'élevait à environ 19,1 millions de barils par jour, ce qui en fait le plus grand consommateur de pétrole au monde en volume [source]. La question de la transition du pétrole vers une autre source d’énergie est cependant présente dans le débat public étatsunien depuis les années 1970, et plus particulièrement depuis le choc pétrolier de 1973, qui marque une rupture. À ce moment-là, l’opinion publique s’affole face à la diminution de la production et des importations de ressources conventionnelles, et l’augmentation du taux de dépendance énergétique. Les États-Unis diminuent leur consommation, les importations et leur production avant de la faire repartir de plus belle après 1976 (Carroué, 2022). En 1977, le président Jimmy Carter explique qu’il faut accomplir une « troisième transition » face à la raréfaction du pétrole. Le terme de transition énergétique se popularise alors dans les milieux politiques, économiques et scientifiques, et de nombreux rapports enjoignent à une transition dans un contexte de menace de crise énergétique. Celle-ci inquiète alors plus que le réchauffement climatique, problème pourtant déjà connu. L’historien Jean-Baptiste Fressoz invite ainsi à relativiser la notion de « transition » : pour lui, il est plus exact de parler d’« addition énergétique » (Fressoz, 2022 ; 2024) puisque chaque nouvelle source d’énergie ne se substitue pas, mais s’ajoute aux précédentes. Si en valeur relative, la consommation de charbon diminue quand le pétrole apparaît, en valeur absolue, elle continue d’augmenter.

Aujourd’hui, les énergies fossiles (très majoritairement le gaz et le charbon) demeurent largement dominantes aux États-Unis dans la production d’électricité (60 % en 2021), qui représente un quart des émissions de gaz à effet de serre du pays. Le pays, loin de vouloir se passer des sources d’énergie fossiles, continue de les développer : grâce aux hydrocarbures non conventionnels (pétrole et gaz de schiste), ils sont le premier producteur mondial de pétrole. Le pays consomme d’ailleurs à lui seul 20 % du pétrole mondial. La transition énergétique du pays vers des énergies renouvelables est donc à nuancer, puisqu’elles ne représentent que 9 % de la consommation énergétique nationale d’après l’Analyse annuelle de la situation énergétique ((Voir ce rapport de l’U.S. Energy Information Administration.)) (contre 19,3 % en France par exemple) (documents 5 et 6). Pourtant, le potentiel en énergie renouvelables est important, avec les grandes plaines venteuses du Texas, de l’Iowa, de l’Oklahoma et du Kansas pour l’éolien, et le Sud ensoleillé. De plus, d’après l’enquête du Pew Research Center de 2023 citée plus haut, deux tiers des États-Uniens seraient favorables à la priorité donnée au développement des sources d'énergie renouvelables plutôt qu'à l'augmentation de la production de pétrole, de charbon et de gaz naturel.

Document 5. Consommation d’énergie aux États-Unis en 2022 en %
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  37;35;10;9;9 Pétrole;Gaz naturel;Charbon;Énergies renouvelables;Nucléaire #7c6756;#93bac8;#3b3735;#93c020;#f9b215

Source : Agence internationale de l'énergie, 2023.

Document 6. Les centrales solaires et les champs d'éoliennes aux États-Unis

carte centrales solaires et éoliennes aux états-unis

2.2. L’Inflation Reduction Act de 2022, une loi de transition énergétique ?

L’élection de Joe Biden en novembre 2020 semble tout de même avoir donné une impulsion à la mise en œuvre de la transition énergétique. Dès le soir de son installation à la Maison-Blanche, les États-Unis étaient de retour dans l’accord de Paris sur le climat. L’objectif du gouvernement est d’atteindre 100 % d’électricité propre d’ici 2035 et la neutralité carbone d’ici 2050. Des mesures importantes ont été prises, dont la plus emblématique est l’Inflation Reduction Act (IRA). Avant l’administration Biden, celle de Barack Obama avait déjà fixé en janvier 2011 un objectif de 80 % d’énergie verte d’ici 2035. Entre 2010 et 2020, la production éolienne a triplé et celle du solaire a plus que quintuplé. Mais l’objectif de 5 millions d’emplois verts promis par Barack Obama dans le cadre du green new deal n’ont pas été atteints. Les questions environnementales sont en effet éminemment liées aux priorités économiques et stratégiques, et les préoccupations climatiques ne sont pas nécessairement à l’origine de la mise en œuvre de la transition. Ainsi, l’objectif d’indépendance énergétique est au cœur du processus, particulièrement depuis le début de la guerre en Ukraine en février 2022. Celle-ci a aussi relancé les énergies fossiles en dopant les exportations de gaz naturel liquide (GNL) par bateau vers l’Europe, montrant bien à quel point les États-Unis sont l'un des acteurs dominants sur le marché mondial de l'énergie et sont maîtres de leur indépendance énergétique.

Signé le 16 août 2022 par Joe Biden et passé à 51 voix contre 50 au Sénat, sans aucune voix républicaine, l’IRA est l’action la plus importante entreprise par le gouvernement fédéral en matière de lutte contre le changement climatique. Il s’agit d’une aide de 369 milliards de dollars (soit 1,5 % du PIB américain) sur 10 ans destinée aux énergies renouvelables, principalement accordée sous forme de crédits d’impôts pour les entreprises et les particuliers, et ciblant les ménages les plus modestes. L’objectif est de réduire les émissions cumulées de gaz à effet de serre de 6,3 milliards de tonnes équivalent CO2 au cours de la décennie 2023-2032. L’IRA doit aussi consolider la souveraineté industrielle, en incitant notamment la relocalisation de la production d’infrastructures énergétiques aux États-Unis, comme les panneaux solaires (document 6), dont les composants sont largement importés de Chine. Cette quête de souveraineté, ajoutée à la création d’emplois, contribue à rendre la question de la transition énergétique moins partisane. À l’origine pas favorables au plan Biden, les Républicains cherchent maintenant à bénéficier de cet investissement. Du côté des électeurs républicains, 42 % sont favorables au développement de sources d'énergie alternatives, tandis que 58 % estiment que le pays devrait donner la priorité à l'expansion de l'exploration et de la production de pétrole, de charbon et de gaz naturel. Au sein du parti, c’est surtout l’âge qui différencie les prises de position : deux tiers des républicains de moins de 30 ans accordent ainsi la priorité au développement de sources d'énergie alternatives. En revanche, 75 % des républicains âgés de plus de 65 ans soutiennent l'augmentation de l’exploitation des ressources fossiles.

Document 7. Le Wilmot Energy Center, à Tucson en Arizona

Ces 314 000 panneaux solaires sur 5 km2 ont une capacité de 100 MW. Cette ferme solaire entrée en fonction en 2021 est gérée par Tucson Electric Power, le fournisseur d’électricité de la ville de Tucson, laquelle a pour objectif de faire passer la part du solaire dans la production d’électricité de 20 à 70 % et de réduire ses émissions de gaz à effets de serre de 80 % dans le même temps. Elle approvisionne en grande partie le campus de l’université d’Arizona. Pour comparaison, la plus grande ferme solaire des États-Unis, Solar Star, compte 1,7 million de panneaux solaires répartis sur 13 km2 dans les comtés de Los Angeles et de Kern en Californie. Cliché de Lætitia Balaresque, 2022. Coordonnées : 32°03N ; 110°90W.

Aux États-Unis, on peut comprendre la transition énergétique comme un processus de « modernisation écologique » (Le Tourneau et al., 2024). Ce courant de pensée apparu dans les années 1980 en Allemagne postule que la protection de l’environnement n’est pas à opposer à la croissance et à l’économie de marché. Bien que cette modernisation suppose une transition des sources non-renouvelables vers des sources renouvelables, l’accent est surtout mis sur le développement de nouvelles technologies plutôt que sur le changement de comportement et la réduction de la consommation d’énergie, ce qui n’implique pas de changement radical de système. Dans cette perspective, pour faire face au changement climatique, il ne s’agit donc pas d’encourager à la sobriété et de remettre en cause un American way of life consumériste. Par exemple, le Texas, État pétrolier et républicain s’il en est un, et energy state par excellence (Carroué, 2022), est un acteur majeur du renouvelable : 7 % de l’énergie utilisée vient du solaire et 31 % de l’éolien. C’est d’ailleurs le deuxième État producteur d’énergie solaire derrière la Californie, avec 22,3 millions de mégawattheures produits en 2022.

2.3. Les limites d’une transition menée à l’échelle fédérale

Cependant, l’emboîtement d’échelles politiques aux États-Unis représente un frein au déploiement de la transition. À l’échelle des États, des comtés et des villes, il existe en effet une grande variété de subventions locales, mais aussi un manque de coordination globale concernant tous les aspects de la transition.

Par exemple, la configuration du réseau électrique est un problème majeur. Le réseau étatsunien, construit à l’origine par des milliers d’entreprises sans vision unifiée, est séparé en trois grands ensembles : celui de l’Est, celui de l’Ouest, et celui du Texas. Ces réseaux ne sont pas ou mal interconnectés et eux-mêmes divisés entre différents opérateurs aux intérêts divergents. C’est de ce fait que des millions de personnes se sont retrouvées sans électricité lors de tempête de neige du mois de février 2021 au Texas : alors que le froid engendrait une augmentation massive de la demande d’énergie, les installations de production n’étaient pas conçues pour résister au froid, les tuyaux d’approvisionnement des centrales à gaz étaient gelés, engendrant l’arrêt de la production de certaines centrales dans un réseau déconnecté du reste du pays.

Un autre problème est celui de la congestion des lignes, qui sont saturées. Pour transporter l’électricité éolienne ou solaire, souvent produite dans des zones rurales éloignées du réseau, il est nécessaire de construire de nouvelles lignes à haute tension sur de longues distances, ce qui est rendu compliqué par le manque de planification, l’absence d’une entité unique organisant le réseau, ou encore l’opposition de communautés locales. La construction de ces lignes soulève des oppositions notamment à cause de leurs conséquences sur les territoires et les paysages. Le processus de transition énergétique transforme en effet l’organisation de l’espace. Pour produire de l’énergie solaire à l’échelle commerciale, de vastes espaces sont ainsi nécessaires, puisque c’est une énergie de basse densité, ce qui signifie que le rapport entre l’emprise spatiale et la production d’énergie est peu élevé. Par exemple, une centrale solaire située dans le désert du Sud-Ouest américain, où le taux d’insolation est élevé, a besoin de quatre hectares pour produire un mégawatt. L’expansion de la production d’énergie renouvelable pourrait instaurer une nouvelle hiérarchie des territoires, notamment en rendant attractifs des espaces en crise. Les États que l’on désigne comme des fly-over states, ceux que l’on survole sans s’arrêter, pourraient ainsi connaître une renaissance (Leparmentier, 2023). Les États désindustrialisés de la Rust Belt, au Nord-Est du pays, commencent à attirer des investisseurs cherchant à construire des usines pour fabriquer des composants d’éoliennes (plus de 500 sites de production), ou des panneaux solaires (seulement 5 à ce jour). Ce problème de l’éloignement entre lieu de consommation et lieu de production demeure un frein majeur.

Conclusion

Les États-Unis s’attaquent au changement climatique sur plusieurs fronts, avec des efforts allant d’initiatives politiques locales à fédérales, et en s’appuyant sur des innovations technologiques. Alors que le dérèglement climatique apparait comme une crise à même de secouer l’économie capitaliste, s’appuyer sur les principes de l’innovation (mise au point de nouveaux produits, de nouveaux moyens de production et de transport, mobilisation de nouvelles sources de matières premières et d’énergies) et de l’optimisation dans une perspective de modernisation écologique permet d’éluder la question des choix politiques et économiques qui favorisent le productivisme et la course à la consommation, les deux faces d’un American way of life de plus en plus décalage avec l’urgence climatique (Benites-Gambirazio et Boyer, 2021)…

Ainsi, l'intensité et l’efficacité de ces efforts varient et les stratégies d'atténuation et d'adaptation posent des défis de taille. L'incohérence des approches politiques que les changements d'administration imposent, et ce d’autant plus dans un contexte de polarisation politique croissante, est l’un de ces défis. Elle vient en effet rendre difficile les mesures de long terme et les bifurcations que requerrait la prise en compte du changement climatique. Alors que certaines administrations, comme celle de Joe Biden, ont donné la priorité à l'action climatique, d'autres, comme celles de Donald Trump, ont au contraire supprimé les réglementations et favorisé l'extraction des combustibles fossiles. Alors que Donald Trump se représente en novembre 2024 face à la vice-présidente en exercice, Kamala Harris, les analystes prévoient, en cas de victoire du camp républicain, des retours en arrière au niveau fédéral et une politique systématique de démantèlement de l’intervention publique dans le domaine environnemental et climatique. Récemment, à l’occasion de meetings pour les primaires républicaines, Donald Trump a notamment qualifié les énergies renouvelables d’« escroquerie » et a promis de « forer, bébé, forer »... ((« Drill, Baby, Drill » est un célèbre slogan républicain, maintes fois repris depuis le début des années 2000, en faveur des activités extractives.))


Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : accord de Paris | adaptation | atténuation | changement climatique | gaz à effet de serre | justice environnementale | modernisation écologique | protocole de Kyoto | transition énergétique | ville éponge.

 

Anne-Lise BOYER

Post-doctorante, CNRS, Labex DRIIHM, UMR 5600 (environnement, ville, société).

Lætitia BALARESQUE

Agrégée de géographie, ENS de Lyon

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Anne-Lise Boyer et Lætitia Balaresque, « Les États-Unis dans le changement climatique », Géoconfluences, septembre 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/etats-unis-espaces-de-la-puissance-espaces-en-crises/articles-scientifiques/etats-unis-changement-climatique