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Image à la une. Vues de Bruxelles, sur les traces de la bruxellisation

Publié le 15/09/2023
Auteur(s) : Ninon Briot, agrégée et docteure en géographie, professeure d'histoire et géographie - académie de Lyon

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À mesure que son rôle de capitale de l'Union européenne s'est affirmé, Bruxelles a connu une profonde restructuration de son tissu urbain, qui a en fait été plutôt une déstructuration. La bruxellisation désigne une juxtaposition hétéroclite de bâtiments remarquables avec des productions architecturales médiocres. Cependant, l'absence de patrimonialisation fait aussi de Bruxelles un cas d'école des études urbaines et un laboratoire des politiques d'urbanisme.

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bruxellisation

Document 1. La surcharge visuelle, l’anachronisme architectural et les travaux comme marqueurs de la bruxellisation. La rue Montagne du Parc, en travaux, surplombe le croisement au niveau de la gare de Bruxelles-Central, un carrefour très passant. Au deuxième plan, les maisons en brique de la place d’Espagne, construites à la fin du XIXe siècle et d’inspiration néobaroque. À l’arrière-plan, on devine la coupole de la Bourse de Bruxelles, datant de 1868. Plusieurs grues rappellent la permanence des travaux dans la ville. Cliché de Ninon Briot, octobre 2021.

 

Lieu de prise de vue : Bruxelles, rue Montagne du Parc
Date : octobre 2021
Droits d'usage : photographie libre de droits pour tout usage pédagogique, hors usage commercial
Autrice : Ninon Briot

 

localisation

Document 2. Localisation des lieux cités dans l'article à l'échelle du centre de Bruxelles

Le regard de la géographe

« On n'a pas les tours de New York
On n'a pas de lumière du jour, six mois dans l'année
On n'a pas Beaubourg ni la Seine
On n'est pas la ville de l'amour, mais bon vous voyez ».

Les premières lignes de la chanson Bruxelles je t’aime d’Angèle soulignent une représentation singulière de la ville de Bruxelles, celle d’une ville peu attrayante, sans bâtiment remarquable, avec une image internationale peu emblématique, mais digne d’un attachement sentimental ((à ce sujet lire aussi Poulot, 2022.)). Dans ces vers, la ville est considérée comme de rang inférieur aux grandes villes mondiales telles que Paris ou New York. Pour autant, Bruxelles a connu un développement rapide et profond depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec l’arrivée des institutions européennes qui, depuis 1958, ont considérablement modifié sa morphologie.

La notion de bruxellisation permet de mieux appréhender l’histoire de cette ville, qui est à analyser par le prisme de la construction européenne, mais également de la gouvernance de plus en plus néolibérale des espaces urbains. Cette notion désigne le mouvement de déstructuration du tissu urbain sous les effets de destructions et de reconstructions anarchiques sans plan d’aménagement. Cette déstructuration a touché en particulier l’habitat populaire et le patrimoine ancien, au profit de projets censés porter la dimension internationale et européenne de la ville de Bruxelles (Comhaire, 2012). La bruxellisation prend racine dans le contexte de la fin des années 1960 et elle est toujours perceptible aujourd’hui.

La « bruxellisation » : (dé)construire une ville mondiale en devenir

Bruxelles n’a pas attendu la construction européenne pour avoir des ambitions internationales, mais la création progressive de l’Union européenne a appuyé ce positionnement. Si elle n’est pas désignée comme la capitale unique de l’Union européenne en construction, elle devient toutefois le cœur de l’Europe, car la plupart des pouvoirs exécutifs et des pouvoirs législatifs s’y concentrent, en particulier la Commission, qui fait office d’organe central. Pour favoriser progressivement l’implantation d'importantes institutions à Bruxelles à partir de 1958, mais également de grands groupes privés, parmi lesquels les lobbies et les services d’hôtellerie et de restauration liés à la présence temporaire de fonctionnaires ou de cadres du privé, la ville lance des rénovations majeures de son tissu urbain, qui seront vivement contestées. Le but est d’augmenter la surface de bureaux disponibles. Ces rénovations s’inscrivent dans le modèle de la ville fonctionnelle telle que proposée par la Charte d’Athènes.

Deux grands conflits urbains symbolisent ce processus : la « Bataille des Marolles », en 1969, qui oppose les habitants du quartier des Marolles aux pouvoirs publics qui souhaitent les exproprier dans le cadre d’un projet d’extension du Palais de Justice, et le projet « Manhattan », à partir de 1967, où 53 hectares du quartier Nord de Bruxelles doivent être détruits pour être remplacés par des bureaux. Le nom même du projet souligne les références à l’architecture mondialisée et l’ambition démesurée de ces constructions. Ces grands projets incarnent l’internationalisation souhaitée de la ville, mais également la dérégulation de l’aménagement urbain et la place importante laissée aux acteurs privés dans les projets de rénovation. Ce processus est facilité par l’Acte de 1962 qui confère un droit d’expropriation à quiconque, institution publique ou privée, possède la moitié d’un territoire déterminé. Katarzyna Romańczyk (2012) souligne quelques grands facteurs permettant d’identifier la bruxellisation :

  • La demande des institutions européennes de créer davantage d'espaces de bureaux
  • Les politiques urbaines, basées sur une loi peu contraignante (la loi de 1962), servant principalement les autorités et le monde des affaires,
  • Des « lacunes » architecturales caractérisant les zones nouvellement construites, qui s’insèrent mal dans le paysage urbain environnant
  • La destruction des espaces urbains et des structures sociales existantes dans le Quartier Nord
  • L'expropriation ou l’éviction de multiple Bruxellois et l'afflux d'un grand nombre de cadres dans le centre-ville.

hotel et statue

Document 3. The Hotel Brussels, bâti en 1969, est l’un des premiers hôtels internationaux contemporains construits à Bruxelles. L’hôtel est situé dans le quartier des Sablons, dont la plupart des édifices sont datés du XIXe siècle, de l’époque de l’urbanisme de type hygiéniste. Il jouxte le parc d’Egmont, datant du XVIIIe siècle. Cliché : Ninon Briot, octobre 2021.

 

En conséquence, de grandes parts du tissu urbain bruxellois sont démolies, et les espaces touchés sont souvent des logements populaires ou des bâtiments remarquables. Ces derniers sont en effet peu protégés par des lois visant à respecter le patrimoine local, ce qui aboutit à leur destruction ou à la construction de bâtiments récents à proximité, produisant un paysage urbain hétéroclite. Les différentes destructions et expropriations ainsi que les travaux entraînent même la décroissance de la population, qui passe de 1,1 million d’habitants en 1970 à seulement 950 000 en 1995, avec un déclin encore plus prononcé dans la commune-centre.

novotel

Document 4. Place Sainte-Catherine, la Tour Noire, construite au XIIIe siècle, marquant la première enceinte de la ville, voisine avec un Novotel installé dans un bâtiment datant du XXe siècle. À l’arrière-plan, un immeuble de bureaux bâti dans les années 1970 accentue l’anachronisme paysager. Auparavant, la tour Noire était entourée d’un bâtiment construit à la fin du XIXe siècle, qui a ensuite été détruit. Cliché : Ninon Briot, octobre 2021.

 

Ces divers conflits conduisent à la création d'une série d’associations et comités d’habitants, dont la plus connue est l’Atelier de recherche et d’action urbaines (ARAU), fondée en 1969. Cette association s’oppose à l’urbanisme fonctionnel et aux démolitions, en dénonçant une « perte de ville ». La vision de la ville défendue par l’ARAU sera formalisée dans la déclaration de Bruxelles (1980), qui est explicitement une dénonciation de la charte d’Athènes et qui préconise que : « toute intervention sur la ville européenne doit bannir les routes et les autoroutes urbaines, les zones monofonctionnelles, les espaces verts résiduels. Il ne peut y avoir ni zones “industrielles”, ni zones “commerçantes”, ni zones “piétonnières”… mais seulement des quartiers incluant toutes les fonctions de la vie urbaine ».

Les membres de l’ARAU prennent une place de plus en plus prépondérante dans la conception urbaine bruxelloise et influencent les acteurs de l’aménagement urbain, qui partagent les idées portées par l’association. Cela débouche en 1989 sur la création de la région de Bruxelles-Capitale, structure territoriale dont le but est de planifier l’aménagement afin de répondre à la perte d’habitants du centre-ville et aux nombreux îlots en friche qui parsèment le tissu urbain et qui doivent être rénovés. Les opérations de « revitalisation » conduisent à un retour progressif de la population dans le centre-ville de Bruxelles, qui réaugmente à partir de 1995, la région Bruxelles-Capitale comptant aujourd’hui 1,2 million d’habitants.

Une ville globale à taille humaine : Bruxelles comme ville-laboratoire

Les controverses sur la rénovation d’îlots urbains ne cessent pas après la création de Bruxelles-Capitale, comme le montre le conflit autour d’Hôtel-Central, qui est un moment fort dans la lutte bruxelloise. Pour autant, les discours sur la ville changent peu à peu. Ces mouvements de contestation et les multiples marques dans la ville de la « bruxellisation » participent dès lors à une représentation de Bruxelles en tant que ville créative, ou laboratoire : « Bruxelles deviendrait une ville qui, par ses espaces hérités des catastrophes urbaines, serait propice aux formes de créativité » (Jamar, 2012). Les premières organisations, incarnées par l’ARAU, perdent progressivement leur position de contre-pouvoir, en prenant part de manière de plus en plus active aux politiques urbaines. De nouveaux collectifs émergent, comme Disturb ou le mouvement « pied-de-biche ». Ils dénoncent des politiques de patrimonialisation incomplète, le « façadisme » (la protection des façades des immeubles en oubliant leur contexte de création ou leur fonction initiale), et imputent la responsabilité aux proches de l’ARAU. L’utilisation des friches comme lieux de réinvention de l’urbanité bruxelloise, ou encore l’occupation spatiale comme forme de contestation sont autant de facteurs mis en avant pour promouvoir une Bruxelles dynamique et créative. Bruxelles devient un objet urbain fascinant, digne d’être étudié, comme le traduit la naissance en 2005 d’une revue scientifique entièrement consacrée à la ville : Brussels Studies La composante durable de l’aménagement bruxellois est également mise en avant, et est de plus en plus au cœur des projets urbains (Hubaut, 2021). Bruxelles devient ainsi une « ville-laboratoire » (Francq and Leloup, 2003), notamment avec la création de Bruxelles-Capitale. Le « projet de ville » institué à partir de 1989 met l’accent sur la préservation des quartiers mixtes, la réduction de l’automobile, l’embellissement de la ville par les espaces verts et la protection du bâti. Ainsi, la bruxellisation a permis une prise de conscience rapide par les acteurs publics d’enjeux de gestion urbain. Par ailleurs, cette déstructuration du bâti donne également à la ville un caractère vivant, créatif, qui donne une identité particulière à la ville.

Il faut tout de même signaler la rémanence de certains héritages de la bruxellisation des débuts, qui marquent encore la production de l’espace urbain bruxellois. Le Plan de Développement International de Bruxelles, mis en place en 2007, change la focale sur l’aménagement, en passant de la revitalisation des quartiers au développement international. Ce plan porté par Bruxelles-Capitale identifie dix zones stratégiques qui sont confiées à des investisseurs privés censés présenter des projets immobiliers d’envergure (Decroly and Van Criekingen, 2009). Il est fortement dénoncé par les associations locales, car il propose une gouvernance par projet propre aux pratiques néolibérales (Pinson, 2020) et participant à une gentrification des espaces urbains. On observe sur le document 5 la présence de nombreux chantiers dans la ville, qui marquent la skyline bruxelloise. 

bruxelles

Document 5. Paysage bruxellois dominé par les barres résidentielles et les tours de bureaux de la deuxième moitié du XXe siècle, surmontées par les grues témoignant du perpétuel chantier. À l’arrière-plan, la basilique du Sacré-Cœur (ou de Koekelberg), massive construction art déco. Cliché : Ninon Briot, octobre 2021.

 

Ainsi, la bruxellisation est la traduction à Bruxelles de processus bien identifiés à l’échelle mondiale : la visibilité internationale, présentée comme nécessaire, pousse les pouvoirs publics à entreprendre de grands travaux de rénovation en partenariat avec d’importants acteurs privés. Le processus de gentrification et l’éviction de classes populaires, ainsi que la destruction du tissu urbain ancien, conduisent à de fortes mobilisations ainsi qu’à la dénonciation par les associations bruxelloises d’une « perte de ville » ou encore d’une « non-ville » qui n’est pas sans rappeler le concept d’Henri Lefebvre de « droit à la ville ». Bruxelles est une incarnation des questions que pose la gouvernance urbaine néolibérale dans un contexte de mise en compétition des espaces, qui cherchent à tout prix à s’internationaliser, au détriment de leurs habitants.


Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : bruxellisation | Charte d’Athènes | déclaration de Bruxelles | gouvernance | ville néolibérale.

 

 

Ninon BRIOT

Agrégée et docteure en géographie, professeure d'histoire et géographie, académie de Lyon

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Ninon Briot, « Image à la une. Vues de Bruxelles, sur les traces de la bruxellisation », Géoconfluences, septembre 2023.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/bruxelles-bruxellisation

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