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Carte à la une. Cartographier les remises : pas de frontières pour les devises ?

Publié le 16/12/2020
Auteur(s) : Ninon Briot, agrégée et docteure en géographie, professeure d'histoire et géographie - académie de Lyon
Florence Nussbaum, maîtresse de conférences en géographie - université Jean-Moulin Lyon 3
Franck Ollivon, docteur et agrégé de géographie, ATER - École normale supérieure

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Les données fournies par la Banque mondiale, à partir d'estimations, sur les transferts de fonds envoyés par les migrants vers leurs pays d'origine, permettent la réalisation de cartes à plusieurs échelles. À l'échelle mondiale, elles révèlent l'existence d'un pôle principal, les États-Unis, et d'un bassin d'échanges migratoires intenses, du golfe Arabo-persique aux Philippines. À l'échelle régionale, les données font ressortir des puissances régionales comme la Thaïlande en Asie du Sud-Est. Enfin des études sont possibles pour chaque État comme le montrent les exemples du Kazakhstan et de la France.

Bibliographie | glossaireciter cet article

Ninon Briot et Franck Ollivon - planisphère carte monde remises remesas rémitances

Document 1. Les principaux flux de remises dans le monde en valeur

Les flux de remises sont le reflet des migrations de travail : les États émetteurs de remises correspondent aux pays d’immigration, donc les flèches des remises sont toujours inverses par rapport aux migrations.

Depuis le milieu des années 2000, la Banque mondiale rend accessible sur son site Internet un certain nombre d’informations relatives aux remises migratoires, c’est-à-dire les transferts d’argent que les migrants envoient vers leur pays d’origine. Des matrices sont notamment disponibles qui quantifient, pour chaque pays, les flux de remises entrants et sortants en fonction du pays d’origine ou de destination. La Banque mondiale avertit le lecteur sur la nature de ces informations : ce ne sont pas des données qui mesurent des flux d’argent effectifs mais des estimations calculées à partir du nombre de migrants à l’étranger, du revenu de ces migrants et des revenus des résidents du pays d’origine. Cette estimation souffre de plusieurs biais que rappelle la Banque mondiale. D’une part, les informations portant sur les migrants sont incomplètes dans un certain nombre de pays. D’autre part, les revenus des migrants à l’étranger, à partir desquels la Banque mondiale estime les remises, sont eux-mêmes des estimations. Enfin, elle ne prend pas en compte les remises qui circulent via des réseaux informels. En dépit de ces limites, d’ailleurs parfaitement explicitées par la Banque mondiale, il s’agit du jeu de données le plus détaillé sur le phénomène. Il émane en outre d’une organisation internationale particulièrement puissante dont les publications sont en mesure d’orienter l’action publique. Par conséquent, que peut-on apprendre des remises à partir de ces données ?

→ Les données de la Banque mondiale ayant servi de support à cet article sont disponibles au téléchargement ici : https://www.worldbank.org/en/topic/migrationremittancesdiasporaissues/brief/migration-remittances-data

 

1. Les remises : une image de la mondialisation

La carte ci-dessus (document 1) montre la moitié du volume des remises échangées en valeur mais cela représente seulement 1,2 % des liens de remises existants entre États. En effet, pour l’année 2017, 68 liens représentent 306 milliards de dollars américains, tandis que la même somme est partagée entre 5 547 échanges de remises entre deux États. Ce premier constat révèle l’importante concentration des échanges de remises dans un petit nombre de flux et entre un petit nombre d’États. La répartition spatiale des flux les plus importants fait nettement apparaître le poids central des États-Unis, tant par le nombre de flux de remises (2 % des flux mondiaux de remises partent des États-Unis) que par le poids de ces flux (148 milliards de dollars, soit 24 % du volume total).

Document 2. Les 20 États envoyant le plus de remises en 2017
horizontalBar

 

false

États-Unis;Arabie saoudite;Émirats arabes unis;Royaume-Uni;Allemagne;Canada;France;Espagne;Italie;Hong Kong (Chine);Australie;Russie;Koweït;Qatar;Suisse;Japon;Malaisie;Singapour;Belgique;Corée du Sud;

20 premiers États;Valeur des remises ou nombre de flux

true

  Valeur des remises envoyées (milliards de dollars US) 148.486;46.722;32.980;26.804;24.671;24.562;21.755;17.873;17.369;17.124;16.890;16.500;11.733;10.676;9.201;9.140;6.186;6.175;6.021;5.991   #EE7168

 

Nombre de flux de remises avec un autre État

159;25;29;99;117;146;133;100;122;26;136;76;27;26;124;41;45;15;87;25

 

#47B9B5

 

Le deuxième constat à partir de ces données est que ces échanges forment des ensembles régionaux bien délimités. En effet, sur cette carte sont visibles les flux de remises intra-européens, générés par la mise en place d’un espace de libre circulation des personnes, dans le contexte d’un marché commun très actif. L’autre espace régional maillé par ces flux de remises est celui du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud. Ces remises sont ici le reflet de fortes migrations économiques de populations d’Asie du Sud et du Sud-Est, le plus souvent musulmanes, vers les États du Moyen-Orient, et particulièrement vers l’Arabie saoudite.

Cet espace de migrations transnationales intenses permet de remettre en cause plusieurs idées reçues sur les migrations internationales. D’une part, ces données tendent à contredire l’idée de flux migratoires essentiellement dirigés des « Suds » vers les « Nords ». Les pays dits du Nord constituent certes les principales zones d’émission de remises dans le monde (document 1) – donc les principaux pôles d’immigration – mais les principaux pays bénéficiaires des flux de remises se situent dans les « Suds » comme dans les « Nords », pour peu que ces appellations aient encore quelque pertinence (documents 1 et 3).

Document 3. Remises entrantes et sortantes dans le monde et leur poids dans les économies nationales

Ninon Briot et Franck Ollivon - planisphère carte monde remises remesas rémitances

 

D’autre part, le poids des remises dans l’économie des pays émetteurs de migrants montre comment la migration peut participer à financer le développement, contre l’idée de pays du « Sud » entièrement dépendants de l’aide au développement institutionnelle versée par les grandes puissances économiques et les organisations internationales. En rapportant les remises au produit intérieur brut, le document 3 suggère ainsi que ce sont dans les pays dits du Sud que les remises contribuent le plus fortement à l’économie comme à Haïti, au Yémen ou au Népal par exemple. Dans les commentaires qu’elle publie annuellement sur les transferts de remises dans le monde, la Banque mondiale insiste d’ailleurs largement sur ce dernier point : les remises constitueraient une source de financement du développement dans les pays d’émigration. Ainsi, en 2018, les remises représenteraient des sommes trois fois plus importantes que l’aide au développement institutionnelle et offriraient l’avantage de bénéficier directement à la population des pays d’émigration, sans transiter par des agences gouvernementales (Banque mondiale, 2019a). De même, si le volume mondial des remises est à peu près évquivalent aux investissements directs à l’étranger, celles-ci constituent une source de financement du développement moins volatile dans le temps (ibid.). Par conséquent, pour la Banque mondiale, la migration ne se conçoit pas comme une perte sèche pour les pays de départ mais au contraire, par le biais des remises, comme un « levier du développement ». Enfin, si quelques pays d’immigration ont une balance des remises très déséquilibrée au profit des flux sortants (États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Australie, Arabie Saoudite, Hong Kong), les pays d’Europe de l’Ouest comme la France, l’Espagne, l’Allemagne ou l’Italie reçoivent presque autant de remises qu’ils en émettent, de sorte que les remises ne peuvent être considérées uniquement comme un coût pour les pays d’accueil.

 

2. Derrière les tendances mondiales, les variations régionales de l’économie de la migration

L’analyse à une échelle plus fine des estimations de la Banque mondiale fait apparaître des situations contrastées. Au sein d’une même aire régionale, les volumes de remises et leur poids dans l’économie locale varient d’un pays à l’autre, notamment parmi les pays dits du Sud. En Asie du Sud-Est par exemple (document 4), les Philippines et le Vietnam reçoivent les volumes les plus importants de remises (respectivement 35 et 17 milliards de dollars en 2019) mais constituent aussi les pays les plus dépendants de cette source de revenus qui équivaut à 9,9 % du PIB philippin et 6,5 % du PIB vietnamien.

Si les volumes sont moins importants (inférieurs à 3 milliards de dollars en 2019) pour la Birmanie, le Timor Oriental et le Cambodge, les remises entrantes constituent toutefois une source de revenus qui représente entre 3 et 6 % du PIB. À titre de comparaison, le montant versé à la Birmanie par l’Union européenne au titre de l’aide au développement s’élève à 1 milliard d’euros pour toute la période 2012-2020 (OCDE, 2020). Pour les autres pays de la région, en dépit de volumes parfois importants (jusqu’à 11 milliards de dollars en Indonésie), le poids des remises estimées par la Banque mondiale dans l’économie nationale reste relativement faible, inférieur à 1,5 % du PIB. Il reste bien supérieur à celui de l’aide au développement, qui représente 0,09 % du PIB en Indonésie ou 0,14 % aux Philippines (ibid.).

Document 4. Les remises en Asie du Sud-Est et leur poids dans le PIB de chaque pays
Ninon Briot et Franck Ollivon - carte Asie du Sud Est remises remesas rémitances
 

Au-delà de ces variations quantitatives, l’origine des flux de remises entrants en Asie du Sud-Est permet de distinguer trois groupes de pays (document 5). Le Laos, la Birmanie et le Cambodge forment un premier groupe qui a pour particularité une même dépendance à l’égard de la Thaïlande voisine dont proviennent plus de 50 % des remises entrant dans chacun de ces trois pays. La Thaïlande émerge ainsi comme puissance régionale, d’autant qu’elle est, avec la Malaisie, la seule contributrice nette de la région à l’aide au développement, en particulier à destination du Laos avec 30 millions de dollars par an en moyenne (OCDE Aid Flows). Le Cambodge et le Laos partagent aussi une même dépendance aux États-Unis qui comptent pour près de 20 % des remises entrant dans ces deux pays. Un deuxième groupe de pays constitué des Philippines, de la Thaïlande et du Vietnam se caractérise par l’importance des États-Unis dans les flux entrants (jusqu’à 56 % au Vietnam) mais aussi par la diversité des provenances. Enfin, la Malaisie, le Timor oriental et l’Indonésie forment un troisième groupe de pays, certes plus hétérogène, qui tirent une part importante de leurs remises entrantes d’un ou plusieurs pays voisins (Singapour, Indonésie, Malaisie et Australie). Les estimations de la Banque mondiale permettent bien de montrer que les remises ne circulent pas exclusivement des « Nords » vers les « Suds » mais aussi à l’intérieur des aires régionales, certes avec des volumes moins importants.

Document 5. Les principaux pays d’origine des remises entrantes pour chacun des pays d’Asie du Sud-Est

Ninon Briot et Franck Ollivon - graphique Laos cambodge birmanie remises remesas rémitances

N.B. Noter le changement d'échelle abscisse, d'un groupe de pays à l'autre, et à l'intérieur du troisième groupe.

Ninon Briot et Franck Ollivon - graphique Thaïlande Vietnam Philippines remises remesas rémitances

Ninon Briot et Franck Ollivon - graphiqueTimor Malaisie Indonésie remises remesas rémitances

 

3. Les remises, reflets de l’histoire politique des États

Enfin, aborder les remises à partir des contextes nationaux spécifiques permet de dépasser définitivement une représentation de la distribution « Nord-Sud » des remises. Ces dernières sont le pendant financier des flux migratoires. De ce fait, leur analyse à une échelle large gomme les spécificités nationales et les raisons qui sous-tendent chaque migration. Ces migrations sont cependant issues d’une histoire longue et elles nécessitent d’être analysés à une échelle fine.

Document 6. La France, effets de voisinage et héritage de la colonisation

Ninon Briot et Franck Ollivon - carte France planisphère remises remesas rémitances

 

Le cas de la France, dans un premier temps, permet bien de souligner cette idée (document 6). Les flux de remises les plus importants en provenance de la France se font d’abord en direction des pays frontaliers et européens : la Belgique, le Portugal, l’Italie, l’Allemagne. Les remises sortantes sont donc en grande partie échangées avec des voisins de la France. C’est la proximité spatiale renforcée par la construction d’un espace européen de libre échange qui a conduit à ces échanges intenses. Le deuxième type d’États destinataires des remises en provenance de France sont d’anciennes colonies françaises dont l’Algérie, la Tunisie, le Maroc ou encore le Vietnam. Plus que le simple différentiel de développement, ce sont les liens politiques anciens, et particulièrement le lien de domination coloniale, qui expliquent l’origine spatiale des migrations économiques. Si l’on s’intéresse ensuite à l’origine des devises à destination de la France, on remarque que le pays reçoit, d’après la Banque mondiale, plus de remises (25 milliards) qu’elle n’en émet (21 milliards). La provenance de ces remises entrantes se répartit entre des pays européens frontaliers, mais aussi les États-Unis, le Canada ou encore Israël, des États qui comptent de nombreux migrants français. La France, loin de « perdre » de l’argent au profit des pays du « Sud », bénéficie largement de ces transferts d’argent.

Document 7. Le Kazakhstan, pays d'immigration dans le cadre de l'ancien bloc soviétique

Ninon Briot et Franck Ollivon - carte Kazakhstan planisphère remises remesas rémitances

 

Le cas du Kazakhstan (document 7) appuie aussi l’idée d’une nécessaire analyse à une échelle fine des remises entre États. Ce pays d’Asie centrale, autrefois république de l’URSS, révèle un profil migratoire atypique. Alors que bon nombre d’anciennes républiques soviétiques ou appartenant au bloc de l’Est connaissent un déficit démographique lié à une très forte émigration, le Kazakhstan, au contraire, se démarque en devenant un pays d’immigration. Il a un solde migratoire positif depuis 2005, notamment du fait de sa politique migratoire particulière. « Telle qu’elle est présentée par les autorités, [la politique migratoire du Kazakhstan] répond à un double objectif : favoriser le retour des Oralman (les Kazakhs « ethniques » résidant dans d’autres États de la région) et faire venir des spécialistes nécessaires au développement de l’économie kazakhe tant que le pays n’a pas pu former ses propres spécialistes » (Regamey et Booth, 2010). De ce fait, les remises en provenance du Kazakhstan concerneraient une population immigrée qualifiée, ce qui permet l’envoi de montants élevés de remises vers le pays d’origine (les remises représentent 1,5 % rapportées au PIB national, c’est plus qu’aux États-Unis, où les remises représentent 0,33 % du PIB). Une ancienne république soviétique est donc à l’origine de flux de remises à destinations de son ancienne tutelle, la Russie, (1,7 milliards de dollars US) ou d’un pays riche comme l’Allemagne (387 millions de dollars US). En sens inverse, le Kazakhstan reçoit peu de remises. Les États qui reçoivent les remises du Kazakhstan sont principalement des membres de la Communauté des États Indépendants (CEI) ainsi que le grand voisin chinois. Ici encore, c’est principalement l’histoire politique qui permet d’expliquer la répartition spatiale des remises du Kazakhstan.

Ces deux exemples révèlent que ces flux de devises, s’ils permettent de dresser un tableau des flux migratoires à l’échelle mondiale, sont à aborder avec beaucoup de distance critique. Ces transferts d’argent sont d’abord le reflet de contextes nationaux particuliers, issus de constructions politiques et historiques.

Conclusion : des cartes pour dire quoi ?

Si les estimations publiées par la Banque mondiale permettent d’aborder différemment les questions migratoires, elles doivent toutefois être manipulées avec précaution. La production et la publication de ces données par la Banque mondiale s’inscrivent dans un « agenda politique » dont Antoine Pécoud (2013) précise les contours. Cette quantification des flux de remises est tout d’abord au service de l’approche néolibérale du développement que défend la Banque mondiale et qui entend favoriser le développement par l’initiative privée plutôt que par l’action publique dans une approche dite « bottom-up ». D’autre part, elle encourage les acteurs économiques à se saisir d’un marché, les remises, qui est déjà en partie capté par quelques grandes multinationales (Western Union, etc.) mais qui échappe encore aux principaux circuits de l’économie capitaliste. Malgré ces réserves, les estimations publiées par la Banque mondiale peuvent être utiles à l’analyse géographique. De fait, les transferts de fonds migratoires constituent un phénomène connu mais le plus souvent appréhendé d’un point de vue qualitatif, à l’échelle d’une diaspora. Cette cartographie rappelle que les relations qu’entretiennent les membres d’une diaspora avec leur pays d’origine ne sont pas uniquement symboliques et représentationnelles mais aussi pratiques et matérielles.


Bibliographie

Glossaire

Cet article contextualise les entrées de glossaire suivantes : Banque mondiale | Migrations | Remise, rémitance, transfert d'argent.


Les auteurs remercient Jean-Benoît Bouron, pour sa relecture et son travail cartographique, et Hélène Mathian pour ses conseils.

 

 

Ninon BRIOT
Agrégée et doctorante en géographie, ENS de Lyon, UMR 5600 environnement ville société.

Florence NUSSBAUM
Agrégée et docteure en géographie, ENS de Lyon, UMR 5600 environnement ville société.

Franck OLLIVON
Agrégé et docteur en géographie, École normale supérieure.

 

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :

Ninon Briot, Florence Nussbaum et Franck Ollivon, « Cartographier les remises : pas de frontières pour les devises ? », carte à la une Géoconfluences, décembre 2020.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/remises

 

Pour citer cet article :  

Ninon Briot, Florence Nussbaum et Franck Ollivon, « Carte à la une. Cartographier les remises : pas de frontières pour les devises ? », Géoconfluences, décembre 2020.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/remises

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