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Pointe-à-Pitre, une ville-centre décroissante face à ses défis

Publié le 13/10/2025
Auteur(s) : Aness Garrush, agrégé d'histoire et géographie, professeur en classes préparatoires, doctorant - lycée Gerville-Réache, Université Sorbonne Paris Nord

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La commune de Pointe-à-Pitre, centre historique de la principale agglomération de Guadeloupe, est petite par rapport à ses périphéries. Elle a connu une spirale du déclin démographique, économique et culturel, accentuée par la croissance de nouvelles centralités à proximité, notamment Les Abymes et Baie-Mahault. Cependant, la commune reste vivante malgré la décroissance, par exemple à travers les arts de rue ou l'engagement associatif.

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Pointe-à-Pitre est souvent présentée comme la capitale économique et culturelle de la Guadeloupe. Elle fait partie de la communauté d’agglomération de Cap Excellence qui comprend les communes des Abymes et de Baie Mahault, et qui concentre une part importante de la population et des activités du territoire. Toutefois, cette commune-centre de moins de 15 000 habitants a connu depuis les années 1980 une phase de décroissance importante qui s’observe tant au niveau du bâti que des dynamiques urbaines.

Le recul progressif de l’attractivité de la commune est lié aux dynamiques de desserrement urbain, que ce soit par l’ouverture de centres d’affaires en périphérie ou par les mobilités résidentielles vers les zones périurbaines. L’étroitesse de la commune (2,7 km2) explique en partie le déplacement de nombreuses activités dans les communes voisines. Toutefois, Pointe-à-Pitre est également touchée par une série de spirales négatives (Florentin, 2016). Cela s’observe tant par la fermeture d’administrations et de commerces que par la dégradation du bâti ou l’augmentation de l’insécurité. La décroissance serait ainsi une caractéristique de cette capitale culturelle de la Guadeloupe.

Document 1. Pointe-à-Pitre et son agglomération comparées à deux unités urbaines de taille similaire

population Bayonne Dijon Pointe-à-Pitre

À travers cet article, il est question d’interroger les marques sociales et spatiales de la décroissance urbaine. Nous nous concentrerons sur les différents quartiers de la commune-centre de l’agglomération (quartiers historiques, quelques quartiers périphériques comme Carénage ou Bergevin). Nous nous appuierons sur nos observations et entretiens effectués dans le cadre d’un travail de thèse portant sur la fabrique urbaine de l’agglomération de Pointe-à-Pitre.

1. Une décroissance multifactorielle : démographique, économique, territoriale

La décroissance à Pointe-à-Pitre est le résultat de processus pluriels, à inscrire à plusieurs échelles. Cette spirale du déclin s’observe du point de vue économique, démographique et politique. Dans cet esprit, comme d’autres villes en décroissance (Béal et al., 2019), la ville est à la croisée de dynamiques globales et d’actions locales.

1.1. Un déclin économique et commercial

Comme de nombreux centres de villes petites et moyennes, Pointe-à-Pitre connaît depuis plusieurs décennies une perte importante de dynamisme. Même si elle n’avait que le statut de sous-préfecture, la commune concentrait de nombreuses fonctions économiques en raison de sa situation géographique ((Pointe-à-Pitre a connu un projet de création de cité administrative dans les années 1960. L’affirmation de la centralité de la commune, et son étalement sur la commune des Abymes, se sont accélérés à la fin des années 1970 avec notamment l’éruption volcanique en Basse Terre qui a conduit au déplacement de nombreuses activités (voir Terral, 2013).)). Pour des raisons fiscales et foncières, mais aussi pour fuir la pauvreté, plusieurs commerces et administrations se sont délocalisés dans les communes périphériques, que ce soit dans la zone d’activités de Dothémare aux Abymes ou dans celle de Jarry, à Baie-Mahault. Ces centres d’affaires, situés à proximité de centres commerciaux (Milenis et Destreland), ont ainsi participé, entre autres, au développement de la vacance commerciale et administrative de Pointe-à-Pitre.

Document 2. Les formes de la croissance et du déclin dans l’agglomération pointoise

déclin de la commune centre de Pointe-à-pitre croquis

Conception Aness Garrush, réalisation Jean-Benoît Bouron, Géoconfluences 2025.

La réduction des activités économiques s’est faite consécutivement à la fermeture de plusieurs administrations. En lien avec des contraintes budgétaires, des logiques de réorganisation du personnel, voire pour répondre à des impératifs de mise en conformité face aux risques, plusieurs administrations (caisse d’allocations familiales, rectorat, cour des comptes, chambre de commerce et d’industrie, centre de sécurité sociale) ont déserté la commune-centre pour des espaces plus grands et plus proches des parcs d’activités (Jarry ou Dothémare). Ces retraits d’administrations signifient une perte considérable de personnels qui étaient par ailleurs des usagers des services, des clients des commerces, des occupants des logements, et dont les enfants étaient scolarisés. Ces départs ont eu des effets importants sur le territoire. Ainsi, jusqu’au milieu des années 2010, le collège Jules Michelet accueillait de nombreux enfants de cadres et de fonctionnaires, avec une dizaine de classes par niveau. Depuis, ses effectifs ont chuté et près de 70 % des élèves sont désormais boursiers au plus haut échelon. La fermeture des administrations illustre ainsi une spirale de déclin nourrissant la décroissance communale.

Document 3. La spirale du déclin urbain (Florentin, 2016)

cercle vicieux des shrinking cities

La perte d’attractivité a entraîné une forte baisse des recettes fiscales de la commune. Si quelques entreprises subsistent, notamment rue Frébault, beaucoup bénéficient d’exemptions liées à la zone franche. Les ménages imposables, à peine 15 % des habitants (INSEE, 2024), supportent des taxes foncières plus élevées que la moyenne nationale, ce qui, selon nos entretiens, freine l’installation de nouvelles populations.

1.2. L’effondrement démographique de la commune-centre

Document 4. D’une ville compacte dans les années 1950 à une agglomération très étalée dans les années 2020

Extraits de la carte d’état-major des années 1950 et de la carte topographique de l’IGN numérisée, source Géoportail IGN. L'étalement urbain est visible entre un développement commercial à l'ouest vers Baie Mahault et un développement résidentiel au nord aux Abymes. Noter les populations résidentielles indiquées sur les cartes : alors que Pointe-à-Pitre est passée de 26 000 à 15 000 habitants, Baie-Mahault est passé de 4 800 à 30 800 habitants, et Les Abymes de 18 400 à 53 500 habitants. Source : Géoportail juin 2025.

En relation avec le départ de commerces et d’administrations, la commune-centre a connu une importante perte d’habitants depuis une cinquantaine d’années. Dans les années 1970, Pointe-à-Pitre était peuplée d’environ 30 000 habitants ; aujourd’hui, elle n’en compte qu’environ 15 000 (Insee, 2022) ((Inversement, la conurbation formée par Pointe-à-Pitre, Les Abymes et Baie-Mahault est au centre d’une « aire d’attraction », selon la terminologie de l’INSEE, de plus de 300 000 habitants, soit 80 % de l’île. Il est remarquable cependant que l’INSEE a choisi de donner à cette aire le nom des Abymes, de loin plus peuplée que Pointe-à-Pitre.)).

Cette forte diminution de la population est un phénomène ancien et bien documenté sur le reste du territoire national (Lévy, 1987) : elle concerne la perte de dynamisme des centres-villes des petites et moyennes villes, et Pointe-à-Pitre n’y déroge pas.

Document 5. Une centralité en périphérie : la zone d'activités de Dothémare

commerce périurbaine

Un exemple du développement commercial en zone périurbaine, Family Plaza dans la zone d’activités de Dothémare (commune des Abymes). Ce centre commercial aux allures de « mall » possède une galerie extérieure qui propose un cinéma multiplex, une salle de sport et de nombreuses boutiques. Sa localisation périphérique contraint à l’utilisation d’un véhicule. Cliché d’Aness Garrush, juin 2025.

L’étalement urbain et la périurbanisation se traduisent par le développement de lotissements en maisons individuelles ou en résidences collectives, dans les communes périphériques. Ainsi, les communes voisines du Gosier, des Abymes (hors quartiers adjacents de Pointe-à-Pitre), de Baie-Mahault ou de Petit-Bourg ont connu, à partir de la fin des années 1980, une forte augmentation de leur population, d’où un développement en matière de logement, d’offre commerciale et de services. Ces espaces concentrent ainsi l’essentiel de l’offre en matière de divertissement (cinémas, salles de sport, restaurants, discothèques à Jarry, Dothémare ou au Gosier), de commerces et de logements, ce qui contribue à créer de nouvelles centralités en zones périphériques. La figure 2 nous donne à voir le développement de nombreux axes routiers entre ces zones.

Document 6. Évolution démographique de Pointe-à-Pitre et des communes voisines (1968–2022)
line
Population communale en milliers d'habitants   1968;1990;2011;2022   true
  Pointe-à-Pitre 29;26;16;14 true #e31e51
  Les Abymes 39;62;59;51 false #47b9b5
  Baie-Mahault 7.3;15;30;31 false #f39400
  Petit-Bourg 10;14;23;25 false #32a9e1

Source des données : INSEE 2024.

Avec le départ des ménages aisés et des classes moyennes, plusieurs quartiers de Pointe-à-Pitre concentrent désormais des populations fragiles. À titre d’exemple, la ville ne compte que 18 % de propriétaires de leur logement. Parmi les 80 % de locataires, près de 50 % résident dans des logements sociaux (INSEE, 2025), dont une partie non négligeable dans des logements insalubres. La mise en concurrence des territoires génère une « morphologie ségrégative » (Lebeau, 2024) marquée par de fortes discontinuités. Dans ce contexte, la position centrale de Pointe-à-Pitre s'affaiblit face à l'essor de pôles comme Baie-Mahault et Les Abymes, tandis que la concentration de populations précaires sur son territoire renforce son statut de commune reléguée.

Cette perte d’habitants doit aussi se lire à une échelle plus petite, celle du DROM. En effet, la Guadeloupe est confrontée à une baisse structurelle de sa population, liée au vieillissement ainsi qu'à un exode important, surtout chez les jeunes (INSEE, 2021), ce qui génère également des discontinuités au sein du territoire.

1.3. Crise de confiance et de gouvernance

Sur le plan politique, la ville a été administrée de 1965 à 2019 par des représentants de la famille Bangou, avec Henri Bangou d'abord, puis son fils Jacques à partir de 2008. Figure historique de la vie politique guadeloupéenne, Henri Bangou, initialement étiqueté communiste, a marqué son mandat par sa participation aux grandes opérations d'aménagement urbain. Son successeur, Jacques Bangou, élu maire en 2008, a hérité d’un contexte déjà fragilisé et a dû faire face à des défis structurels croissants. Malgré ses efforts, la trajectoire de décroissance s’est poursuivie, dans un contexte où la dette publique de la commune a considérablement augmenté, atteignant près de 80 millions d’euros, selon les comptes publics.

Cette période a été marquée par une dégradation des conditions socio-économiques, avec notamment la fermeture progressive de commerces, une augmentation des phénomènes de violence et une médiatisation accrue de certaines affaires ((Les plus importantes sont le scandale de la Caisse des écoles, ou celui de l’eau, qui participent à un climat de défiance vis-à-vis des élus.)). Ces éléments ont contribué à éroder la confiance entre les habitants, les acteurs économiques et les institutions, sans qu’il soit possible d’imputer cette évolution complexe à la seule action municipale.

C’est dans ce contexte que le préfet de Guadeloupe de l’époque, Philippe Gustin, a engagé en 2019 une procédure administrative exceptionnelle conduisant à la cessation des fonctions de maire. Jacques Bangou a alors choisi de se retirer, ce qui a entraîné une recomposition politique locale et une perte d’influence de son parti dans la commune.

La même année, l’avocat Harry Durimel, se réclamant de l’écologie politique et petit-fils de l’ancien maire pointois Amédée Fengarol, a remporté les élections municipales. Depuis cette transition, des signes d’apaisement et de redressement sont observables. Des entretiens menés avec des représentants de l’ANCT (Agence nationale de la cohésion des territoires) et de la DGOM (Direction générale des Outre-mer) font état d’une « reprise du dialogue et de la confiance avec la municipalité », laissant entrevoir une amélioration de la gouvernance locale et des perspectives de redressement.

2. Une ville en déprise : paysages du déclin et stigmates urbains

Le déclin urbain se traduit à Pointe-à-Pitre par des paysages de la décroissance, marqués par la présence des friches et par l’abandon ou la dégradation du bâti, et par des marqueurs spatiaux et des représentations de la population, dans et sur les quartiers concernés.

2.1. Paysages visibles de la décroissance

À Pointe-à-Pitre, de nombreux bâtiments administratifs désaffectés – comme ceux de la sécurité sociale, de la caisse d’allocations familiales ou du rectorat – témoignent de la décroissance urbaine. Non entretenus, ces édifices se dégradent rapidement en contexte tropical et deviennent supports d’appropriations marginales (tags, squats), qu’Andrzej Zieleniec interprète comme d’autres formes d’habiter. Ainsi, les friches traduisent à la fois l’abandon et de nouvelles écritures de la ville.

Document 7. Friches et vacance commerciale à Pointe-à-Pitre

Friches à Pap

La carte montre la cohabitation de friches administratives et de maisons abandonnées liées à l’indivision, dans le centre historique de Pointe-à-Pitre.

vacance bd legitimus

Le boulevard Légitimus révèle de nombreux commerces fermés, marquant le déclin par le manque d’entretien et les appropriations marginales comme les graffitis. Cliché d’Aness Garrush, août 2025.

La décroissance s’observe également dans le centre ancien, qui se distingue par son plan hippodamien datant de la fondation de la ville, surnommée « Morne Renfermé » en 1769, sur les ruines d’une colonie flamande. Durant le XIXe et la première moitié du XXe siècle, le centre-ville de Pointe-à-Pitre a vu défiler des générations de grandes familles bourgeoises. Ces familles sont encore visibles dans l’architecture ou l’odonymie à Pointe-à-Pitre.

La perte d’attractivité de la ville s’est doublée, dans le contexte pointois, d’un problème foncier lié au régime successoral. De nombreux logements de l’hypercentre ont été laissés à l’abandon en raison de problèmes d’indivision successorale. Selon un rapport du député et urbaniste martiniquais Serge Letchimy, environ 40 % des logements de certaines communes d’outre-mer seraient dans cette situation. Ainsi, une loi spécifique aux outre-mer a été votée en 2018 afin de faciliter la sortie de l’indivision et de relancer la politique du logement. S’agissant de Pointe-à-Pitre, le maire Harry Durimel expliquait lors de notre entretien que les procédures restent longues mais qu’elles sont en cours, afin que l’Établissement Public Foncier puisse récupérer les terrains concernés et ainsi faciliter la relance d’une politique de logement ((Entretien réalisé le 12 mars 2023 avec Harry Durimel, maire de Pointe-à-Pitre.)). En attendant, de nombreuses maisons anciennes de style créole tombent en ruine. Ce stigmate de la décroissance devient parfois une menace, comme en mai 2024, lorsque plusieurs maisons de la rue Peynier ont pris feu à la suite de l’incendie accidentel d’une maison abandonnée au numéro 30.

2.2. Décroissance et violence

Document 8. Dénonciation de la violence de rue

Dénonciation de la violence de rue

Banderole rue Frébault à Pointe-à-Pitre suite à l’assassinat d’un jeune lycéen en marge du carnaval en février 2025. Cliché d’Aness Garrush, février 2025.

La Guadeloupe compte parmi les départements français les plus touchés par les homicides, avec 7 à 8 cas pour 100 000 habitants, et des taux particulièrement élevés à Pointe-à-Pitre (25,3) et aux Abymes (16,1). Les victimes sont majoritairement de jeunes hommes, souvent tués par arme à feu. Toutefois, ces niveaux, très élevés pour la France, restent inférieurs à ceux observés dans plusieurs îles voisines de la Caraïbe comme la Jamaïque, Trinidad-et-Tobago ou Sainte-Lucie.

La cité Mortenol, construite au début des années 1970 sur un modèle corbuséen, a accueilli à l’origine des ruraux de l’archipel et des habitants des faubourgs de Pointe-à-Pitre. Elle s’est plus récemment ouverte à des migrants caribéens, notamment venus d’Haïti, de la République dominicaine et de la Dominique. Les 513 logements, non réhabilités depuis près d’un demi-siècle, cumulent pauvreté, insalubrité et criminalité organisée liée au trafic de cocaïne, ce qui contribue à faire de la Guadeloupe une plaque tournante (Turbout, 2025). Sa destruction progressive est programmée d’ici 2035.

2.3. Marqueurs sociaux et spatiaux

Dans le contexte tropical et postcolonial, le bâti urbain de Pointe-à-Pitre reflète une matérialité du déclin. L’insalubrité des logements, le manque d’entretien, la dégradation des infrastructures et les coupures d’eau récurrentes traduisent un déficit structurel de politiques publiques. Ces carences alimentent à la fois l’indignité des conditions de vie, la prolifération de maladies vectorielles (eaux stagnantes) et un fort sentiment d’insécurité, accentué par l’éclairage public défaillant.

Document 9. Manque d’entretien et dégradation des logements et des équipements

Manque d’entretien et dégradation des logements et des équipements

Croisement de la rue Edinval et de rue Martin Luther King, ce lieu est souvent un point de rassemblement de jeunes du quartier, parfois point de vente de stupéfiants.

Manque d’entretien et dégradation des logements et des équipements

Le long de rue Martin Luther King. Cliché d’Aness Garrush, juin 2025.

Ces marques de déclin génèrent ainsi un sentiment d’insécurité qui a un impact significatif sur le rapport à l’espace des individus. Ce constat est d’autant plus prégnant que plus de 52 % des homicides ont lieu dans la rue. Le sentiment d’insécurité concerne près de 23 % de la population du territoire. Les femmes développent davantage ce sentiment que les hommes, et les personnes âgées (plus de 60 ans) y sont plus sensibles que les jeunes (moins de 30 ans).

Au-delà des expériences personnelles, certains habitants ont évoqué des cas de violences relayés dans les médias pour justifier leur sentiment d’insécurité. On peut donc imaginer que l’effet stigmatisant du récit médiatique de la violence sur ces quartiers affecte également leurs habitants. C’est d’ailleurs ce qu’une étude de 2023 sur le cadre de vie en Guadeloupe semble confirmer, lorsqu’elle indique qu’au moins un individu sur deux aurait une mauvaise image de son quartier. Les travaux du géographe Igor Lefèvre (2014) sur les villes moyennes montrent toutefois que ce sentiment n'est pas propre à ce territoire guadeloupéen.

En zone tropicale, la nuit tombe tôt, vers 18h30, et 20 à 30 % des habitants de l’agglomération renoncent à sortir le soir pour des raisons de sécurité (INSEE, 2012). La faiblesse de l’éclairage public renforce ce sentiment d’insécurité et, dans un contexte de décroissance urbaine, contribue à faire de la ville un espace perçu comme hostile, limitant les pratiques spatiales nocturnes.

3. Quelles réponses ? Entre politiques publiques, initiatives locales et imaginaires alternatifs

La décroissance urbaine à Pointe-à-Pitre s’accompagne de tentatives de revitalisation portées à différentes échelles. Les interventions « par le haut », conduites par les institutions publiques, visent à restaurer l’attractivité du centre-ville à travers des projets de rénovation et de mise en valeur patrimoniale. Parallèlement, des initiatives « par le bas », issues d’associations, de collectifs et d’habitants, investissent les espaces vacants et réinventent les usages quotidiens. L’articulation de ces dynamiques contribue à redessiner les contours de la fabrique urbaine locale.

3.1. Tentatives de revitalisation par le haut, le rôle des pouvoirs publics

La question de l’abandon institutionnel revient fréquemment lorsqu’il s’agit d’espaces en décroissance. Pour tenter d’y remédier et réaffirmer la présence de l’État, plusieurs aménagements ont été réalisés : implantation d’un commissariat, ouverture d’un guichet France Services, mise en œuvre de politiques de résorption de l’habitat indigne, ou encore opérations de rénovation urbaine portées par l’ANRU dans certains quartiers de Pointe-à-Pitre.

Document 10. Les quartiers Politique de la ville à Pointe-à-Pitre

Les quartiers politique de la ville à Pointe-à-Pitre

En dehors du centre patrimonial, Pointe-à-Pitre et les quartiers adjacents des Abymes concentrent l’essentiel des zones de rénovation urbaine de l’ANRU en Guadeloupe. Le Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain (NPNRU) a augmenté le nombre de quartiers concernés à partir de 2014. Source : ANRU, 2025. Réalisation Jean-Benoît Bouron, Géoconfluences, 2025.

Inscrites dans le zonage « Quartier Politique de la Ville », des opérations de rénovation sont en cours depuis près d’une dizaine d’années, menées par l’Agence Nationale de Cohésion Territoriale dans le cadre du deuxième plus grand projet de rénovation urbaine de France. Plusieurs destructions ont ainsi eu lieu et d’autres sont à venir. À titre d’exemple, les tours de la Gabarre, situées dans le quartier de Lauricisque, ont été détruites. Une partie plus récente a été construite en 2017, à proximité de la gare maritime (document 11). Ces ensembles sont réalisés par la SIG (Société Immobilière de Guadeloupe), l’un des principaux bailleurs sociaux du territoire. L’une des critiques émises par des architectes guadeloupéens opérant dans ces secteurs est que les opérations de reconstruction manquent parfois de cohérence avec l’objectif de « faire réellement ville » ((Entretien réalisé le 9 décembre 2023 avec E. Romney, architecte-urbaniste et directeur du cabinet Bl’ak Architecture.)).

Document 11. Nouvelles résidences de Bergevin face à la gare maritime

Bergevin

Cliché d’Aness Garrush, 2025.

Depuis 2015, plusieurs opérations d’aménagement ont été organisées pour transformer l’espace. Inaugurée en 1869, l’usine sucrière Darboussier a joué un rôle important sur le territoire et a été l’un des plus gros employeurs de l’archipel. Depuis la fermeture de l’usine en 1980, cet espace a connu une phase importante de marginalisation. Plusieurs activités s’y sont développées, notamment dans les maisons abandonnées où les activités illégales ont pu faire souche. Ce quartier fait parfois l’actualité dans la rubrique nécrologique. Le quartier de Carénage, jouxtant l’ancienne usine, est également réputé comme étant un point central de la prostitution dans l’agglomération, avec de nombreuses femmes en provenance de la République dominicaine.

L’ouverture du Mémorial ACTE – une institution culturelle dédiée à l'histoire, au patrimoine et à la mémoire de la traite négrière, de l'esclavage et de ses abolitions – sur les ruines de l'usine Darboussier en 2015, était pensée comme un point de départ pour redynamiser le quartier à travers un haut lieu de la culture, dans l'idée de reproduire un « effet Bilbao ».

Ce projet s'est accompagné de la construction d'un ensemble de logements sociaux opéré par la SEMAG (Société d'Économie Mixte d'Aménagement de la Guadeloupe), les résidences Dégajé. Cependant, d'après nos entretiens, l'intégration du musée avec le quartier et ses logements n'a pas encore pleinement réussi, car l'armature de l'établissement ne semble pas avoir été pensée en fonction des usages des populations, donnant l'impression d'un établissement « hors-sol ».

Même si les effets semblent limités, la population s’est finalement approprié l’espace différemment. De cette façon, même si l’établissement public n’est que faiblement intégré à son immédiate réalité ainsi qu’au reste du centre historique, il en demeure que ce parvis attire de nombreux habitants. Lors d’un entretien, plusieurs habitants de communes voisines ont expliqué ne jamais visiter le musée, mais reconnaissent que l’esplanade d’une superficie de 3000 m² est un espace apprécié : les enfants peuvent y jouer librement, faire du vélo ou de la trottinette en toute sécurité, et le lieu reste bien éclairé en soirée (entretien réalisé le 20 juin 2025).

Document 12. Appropriation habitante de l’esplanade

Appropriation habitante de l’esplanade

L’esplanade du MACTE est particulièrement appréciée des familles, de jour comme de nuit. Cliché d’Aness Garrush juin 2025.

Trois ans plus tard, le nouveau palais de justice a ouvert ses portes à l’entrée nord de ce quartier, face à la place Camille Desmoulins, ce qui peut se lire comme le symbole d’un État qui reprend sa souveraineté dans ce quartier de Carénage, souvent présentée comme un espace oublié. 

3.2. Des initiatives par le bas, une aubaine pour une ville en décroissance

Dans le triple contexte de rétractation de l’État, de limitation des dépenses publiques et de mise en compétition des territoires, plusieurs initiatives par le bas tentent de conjurer le déclin et constituent parfois une possibilité de revitalisation.

Document 13. Durant la période du carnaval, Pointe-à-Pitre retrouve un dynamisme ancien

Bd legitimus

Ici, le boulevard Legitimus devient une des artères principales des parades. Cliché d’Aness Garrush, le 22 février 2025.

Durant la période carnavalesque (entre janvier et mars selon les années), Pointe-à-Pitre connaît un engouement entre création artistique et symbole de résistance (Pavy ; 2023). Chaque semaine, de nombreux groupes viennent y effectuer des prestations en pleine rue appelées « déboulés ». Ces groupes sont originaires de Pointe-à-Pitre, et même si certains de leurs membres n’habitent plus la ville, plusieurs soirs par semaine entre novembre et mars, des répétitions ont lieu dans les différents quartiers de la ville ou à sa proximité immédiate des Abymes (comme Akiyo, Mas ka klé ou Le Point). La ville retrouve ainsi temporairement sa centralité culturelle. Chaque année, les défilés attirent des dizaines de milliers de spectateurs venus de toute la Guadeloupe, transformant temporairement l’espace urbain en scène festive et culturelle. Le centre-historique, souvent déserté au quotidien, redevient alors un lieu de rassemblement, de visibilité et de valorisation identitaire, confirmant le rôle du carnaval comme moteur de cohésion sociale et de réactivation ponctuelle de la centralité urbaine.

Document 14. Les groupes de carnaval à Pointe-à-Pitre

Les groupes de carnaval à Pointe-à-Pitre

Conception et collecte des données : Aness Garrush, réalisation : Jean-Benoît Bouron pour Géoconfluences, 2025. Fond de carte OSM.

L’art urbain (street art) est souvent récupéré par les pouvoirs publics pour tenter de redonner vie à un territoire. Le cas de Pointe-à-Pitre est assez éloquent puisque, en raison du nombre important de friches, les rues de la ville sont décorées de nombreuses fresques. Si les œuvres sont souvent produites en marge des pouvoirs publics et sans autorisation, on observe depuis plusieurs années une tendance vers l'intégration de ces œuvres urbaines dans le but de changer l'image de déclin de la ville. Dans cet esprit, le World Kreyol Art Festival a été initié en 2020 par l’artiste de rue pointois Al Pacman avec l'appui de la municipalité. Chaque année, plusieurs artistes de rue du monde entier se retrouvent dans la ville pour s'approprier des façades du bâti, proposer des ateliers de graffiti ou de danse urbaine dans des friches. La manifestation est perçue comme une aubaine par les pouvoirs publics puisqu'elle permet de dynamiser certains quartiers et de redonner vie, de manière provisoire ou permanente, à des espaces en friche. Cette récupération du graffiti peut être pensée comme un « outil de valorisation foncière afin de créer de l'attractivité territoriale », en offrant une nouvelle visibilité à ces quartiers. Toutefois, les effets d’attraction ne sont pas encore perceptibles, et ces actions se pensent davantage dans un objectif d’amélioration du cadre des habitants actuels.

Document 15. Revalorisation des friches urbaines par les arts de rue

Façade d’une friche administrative, boulevard Légitimus

Façade d’une friche administrative, boulevard Légitimus. Clichés d’Aness Garrush, août 2025.

Revalorisation des friches urbaines par les arts de rue

Façade d’une friche commerciale, place du marché aux Épices. Dans un contexte de bâti vétuste, ces fresque, réalisées dans le cadre du World Kreyol art festival, ont pour but de changer l’image des quartier. 

Anciennement salle de spectacle, le Centre des arts et de la culture (CAC) a été inauguré en 1978. Fermé en 2009 pour rénovation, il est ensuite resté à l’abandon. Le chantier, relancé en 2016, a de nouveau été interrompu avec la pandémie de covid-19 et la faillite de l’entreprise en charge du gros œuvre. Ce n’est qu’en 2021 que le lieu a été investi par les militants de l’Alyans Nasyonal Gwadloup (ANG), mouvement rassemblant autonomistes et indépendantistes. Selon eux, l’abandon du CAC symbolise la manière dont les responsables politiques gèrent la culture en Guadeloupe. À partir de cette date, de nombreux artistes se sont approprié les lieux en proposant des œuvres, des animations et des rencontres autour de l’art, transformant ainsi cet espace laissé à l’abandon en un lieu de création et de revendication culturelle.

Document 16. Réappropriation habitante et militante du Centre des Arts
Réappropriation habitante et militante du Centre des Arts Réappropriation habitante et militante du Centre des Arts
Réappropriation habitante et militante du Centre des Arts Réappropriation habitante et militante du Centre des Arts
Ces prises de vue du Centre des Arts mettent en avant la diversité des œuvres et des contributions, ce qui appuie l’idée d’un laboratoire de revitalisation d’un espace de déclin. Clichés d’Aness Garrush juillet 2025.

Progressivement, cet espace de 7 000 m² situé en face de l’esplanade de la mairie de Pointe-à-Pitre s’est imposé comme un nouveau lieu de cultures alternatives. Les artistes et militants ont réussi le pari de redonner vie à ce lieu abandonné en proposant un agenda culturel couvrant quasiment toute l’année. En cela, il constitue un laboratoire d’expérimentation artistique à l’échelle du territoire, mais aussi de la région caribéenne, puisque des artistes haïtiens, trinidadiens ou jamaïcains ont pu s’y exprimer.

Le bâtiment appartenant à la communauté d’agglomération Cap Excellence, les travaux de réhabilitation sont finalement prévus pour le mois de septembre 2025. Il a été proposé aux occupants un relogement dans un espace dédié situé au Tennis Club près du Gosier. 

Cet exemple traduit deux réalités : la manière dont les espaces de friche peuvent être investis par des groupes non institutionnels afin d’imposer d’autres agendas, et les effets que peut avoir une telle initiative sur les décisions publiques. Lors d’entretiens avec des élus et personnels techniques de la mairie, plusieurs m’ont déclaré leur approbation de cette action associative et militante, puisqu’elle permet « de faire bouger les choses, d’attirer l’attention du public sur cette situation ». De l’autre côté, la forte popularité de cette action a probablement influencé positivement les pouvoirs publics pour annoncer sa réhabilitation. L’action du collectif peut donc se lire comme une manière de fabriquer la ville, en imposant un agenda depuis une pratique marginale.

Conclusion

Ce panorama de la ville de Pointe-à-Pitre nous a permis de traduire concrètement, en mots et en images, les dynamiques urbaines en lien avec la décroissance. Ce territoire d’outre-mer a connu une spirale du déclin qui s’observe dans le bâti, la structure sociale de la population et le sentiment d’insécurité. Cette spirale est le fait de dynamiques propres au territoire guadeloupéen, mais elle s’inscrit aussi dans des logiques qui se comprennent tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle mondiale.

L’idée de retrait institutionnel, administratif et commercial peut également se penser comme une opportunité pour certains de concevoir la ville comme un laboratoire. L’exemple du Centre des Arts en est une illustration, puisqu’il a permis, durant plusieurs années, d’être un espace d’expérimentation artistique mais aussi politique, où des pratiques alternatives et des revendications culturelles ont pu émerger en marge des structures officielles. Ces formes de résilience restent fragiles et posent la question de leur pérennité.


Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : ANRU | commune-centre | décroissance urbaine | effet Bilbao | friches | marge | quartier Politique de la Ville | rénovation urbaine | vacance | villes moyennes.

 

Aness GARRUSH

Agrégé d'histoire et géographie, professeur en classes préparatoires au Lycée Gerville Réache, doctorant en géographie, Université Sorbonne Paris Nord

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Aness Garrush, « Pointe-à-Pitre, une ville-centre décroissante face à ses défis », Géoconfluences, octobre 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-france-des-territoires-en-mutation/articles-scientifiques/pointe-a-pitre-une-ville-centre-decroissante-face-a-ses-defis