Vous êtes ici : Accueil / Articles scientifiques / À la une / Carte à la une / Carte à la une : les frontières vues du sol et du ciel, navigation dans un itinéraire migratoire

Carte à la une : les frontières vues du sol et du ciel, navigation dans un itinéraire migratoire

Publié le 02/03/2015
Auteur(s) : Anne-Laure Amilhat Szary, professeure - Université de Grenoble Alpes UJF
Sarah Mekdjian, maître de conférences - Université de Grenoble Alpes - UPMF, UMR PACTE, Programme EUBorderscapes

Mode zen PDF

Ceci est-il une carte ? Il s'agit d'abord d'un dessin, celui d’un itinéraire migratoire qui relie l’Afghanistan à la France, ponctué de noms de lieux et de formes géométriques de couleur.
De l'Afghanistan à la France

Carte réalisée par S.H. Ateliers de cartographie, Grenoble, 2013

De la carte, cette illustration partage en partie le point de vue, l’approche zénithale, cette vue d’en haut dominante qui permet d’embrasser d’un seul coup d’œil des lieux que des distances séparent. Pourtant, derrière cette familiarité apparente, des anomalies surgissent.
En premier lieu, l’absence d’échelle, notion pourtant essentielle de la valeur opératoire des cartes en ce qu’elle garantit que le document en deux dimensions retranscrit le référent figuré. Les étapes du trajet sont liées entre elles le long d’un colimaçon qui « enspirale » l’espace dans une dynamique qui étonne le lecteur : on comprend d’emblée que le respect des conventions graphiques par rapport à un référent compte moins que le suivi d’un individu qui, par sa présence, met les lieux traversés en résonance les uns avec les autres.
Les perspectives du dessin, en second lieu, étonnent aussi. En perspective frontale, des montagnes autour de l’Afghanistan et de l’Iran qui rompent avec la perspective zénithale, mais aussi une voiture, des camions, une barque et un personnage en chemin. On revient au sol, l’espace est paysage décrit depuis les pratiques de déplacement de l’individu qui s’auto-représente. On retrouve en partie ici la dichotomie entre carte-grille et carte d’itinéraire. La première relève de l’imposition a priori de codes qui servent à figurer un référent considéré comme stable et mesurable ; la seconde « fournit une représentation du territoire dans laquelle celui-ci n'est pas considéré indépendamment des pratiques qui s'y déploient [...] mais au contraire défini dans sa structure même par les engagements pratiques de ceux qui y inscrivent leurs déambulations » (Besse, 2010, p. 7). Ce dessin invite à partager le parcours du voyageur-dessinateur, entre le savoir préalable (les noms de pays qu’il devra traverser pour atteindre la France) et l’expérience du chemin (les obstacles à surpasser, les expériences de confinement dans les moyens de transport…).

Légendes des voyages

Travail collectif. Ateliers de cartographie, Grenoble, 2013

Dernier élément qui accroche le regard, les taches de couleur. Ce sont en fait des gommettes, alphabet d’une légende inventée collectivement pendant des ateliers de cartographie menés avec des personnes en situation de demande d’asile vivant à Grenoble en mai 2013. Chercheuses en géographie, artistes et participant.e.s se sont réunis pour tenter de formaliser un langage permettant de transmettre les expériences vécues au cours des déplacements migratoires. Les gommettes remettent en cause la notion de « barrière des langues » et donnent une portée à la fois abstraite, symbolique et sensible aux documents produits. Des ronds rouges émaillent le trajet comme les cailloux sanguinolents d'un Petit Poucet, c’est le danger constant. Triangle violet : stress, faim, fatigue liés à des triangles noirs : mort. À la frontière de l’Iran, 140 personnes entassées dans un camion ont risqué leur vie : celui qui peut quelques mois plus tard tenter d’évoquer ces moments livre cet épisode traumatique, au sortir des montagnes. La légende, outil traditionnel du géographe et du cartographe pour symboliser, figurer et communiquer le savoir, prend dans notre cadre de travail un caractère narratif et communicationnel paradoxal ; elle permet d’échanger entre des participant.e.s qui ne parlent pas les mêmes langues et de raconter en dehors des registres discursifs classiques - en particulier ceux mobilisés par les administrations chargées du droit d’asile [1] (Fassin, Kobelinsky, 2012) - des événements individuels particulièrement difficiles.


Un travail de recherche-création élaboré pendant des ateliers expérimentaux de cartographie

Le dessin cartographique présenté, et sa légende, sont extraits d'un travail à la fois individuel et collectif, mené en mai et juin 2013, à Grenoble. À l’invitation de deux chercheuses et de trois artistes, douze personnes en situation de demande d’asile se sont réunies deux fois par semaine dans les locaux de l’association Accueil Demandeurs d’Asile. Originaires du Soudan, d’Afghanistan, d’Arménie, d’Erythrée, d’Azerbaïdjan, d’Algérie, de République Démocratique du Congo…certain.e.s étaient logé.e.s dans des centres d’hébergement d’urgence, des chambres d’hôtels, d’autres vivaient dans la rue ou dans des squats. Les rencontres s’organisent autour du dessin : les chercheuses, Anne-Laure Amilhat Szary et Sarah Mekdjian, proposent de cartographier les voyages parcourus jusqu’à Grenoble et dans Grenoble, en réalisant une légende commune ; les artistes, suggèrent de dessiner les voyages sur de grands tissus blancs (Marie Moreau), de se souvenir des voyages par les ambiances sonores (Lauriane Houbey) et de décrire les expériences urbaines faites à Grenoble (Fabien Fischer). Lors de ces rencontres créatives et participatives [2], entre arts et sciences, a été élaboré un dispositif plastique et sonore intitulé Cartographies Traverses/Crossing Maps, exposé à plusieurs reprises (Mekdjian et al., 2014).


Intentions et pratiques de travail

Les intentions scientifiques étaient de détourner les modalités classiques du récit de vie par l’élicitation visuelle et la cartographie car les récits de vie reconduisaient trop fortement les interrogatoires administratifs auxquels les personnes en situation de demande d’asile doivent constamment répondre. Nous souhaitions produire des images des migrations qui rompent avec le sensationnalisme de récits et d’images médiatiques. Ce travail permet aussi d’aborder la question du franchissement des frontières contemporaines [3], du droit d’asile et du devoir d’hospitalité, à partir des expériences migratoires exprimées par les individus eux-mêmes.
Nous avons d’abord commencé par élaborer collectivement la légende, en discutant des mots les plus significatifs des expériences migratoires. Nous les traduisions en différentes langues au fur et à mesure des discussions, pour finalement n’en retenir qu’une partie et les symboliser par des gommettes de couleurs et de formes différentes. Les participant.e.s ont choisi la symbolisation qui leur paraissait la plus lisible. Ensuite, chacun.e a réalisé une ou plusieurs cartes individuelles en mobilisant la légende collective.
À partir de ces premières cartes tracées, certaines plus proches du dessin que de la carte, d’autres mêlant plusieurs projections et points de vue (comme celle décrite ici), l'artiste plasticienne Marie Moreau a demandé aux participant.e.s de dessiner certaines portions des voyages, de les détailler sur de grands tissus blancs.
 

La figuration de frontières vécues

Extrait de dessin sur tissu. Réalisé par S.H.
Ateliers de cartographie, Grenoble, 2013

Extrait de dessin sur tissu. Réalisé par S.H.
Ateliers de cartographie, Grenoble, 2013

L’auteur du dessin cartographique entre l’Afghanistan et l’Iran a ainsi réalisé plusieurs dessins sur un tissu blanc. Une nouvelle fois, perspectives zénithale et frontale sont superposées . Les frontières sont tout autant des espaces linéaires séparant ici la Hongrie de l’Autriche, de l’Italie puis de la France que des moments relevant d’expériences de déplacement, faites depuis le sol : « May 2009 » scande le dessin, tandis que le personnage se trouve sous un camion puis dans un camion, les flèches matérialisant à la fois le mouvement et le franchissement des frontières. Cette cartographie frontalière se trouve ainsi « incorporée » et contraste avec les cartographies classiques où seule la flèche vient dire le passage (Mekdjian, 2014). Le temps fait la carte tout autant que l’espace.
Une autre portion de ce tissu laisse apparaître des lieux qui n’avaient pas été mentionnés sur le premier dessin d'itinéraire migratoire : plusieurs villes norvégiennes organisées autour d’un cœur sont liées à un épisode amoureux. Au fur et à mesure des séances d’ateliers, en fonction du support (papier ou tissu), du dispositif (mobilisation ou non de la légende collective), et des rencontres (avec les chercheuses, avec les artistes), le contenu figuré change. Des éléments apparaissent quand d’autres disparaissent, reflet du travail de mémoire qui s’élabore de manière discontinue, consciente et inconsciente.


Ouvrir des brèches méthodologiques et figuratives

Au vu de tous ces éléments, que tirer de cette documentation inédite ? Au fil de la constitution des dessins se sont accumulées des connaissances sur les franchissements frontaliers contemporains : sur la multi-modalité des transports utilisés tout au long des itinéraires, sur la dangerosité des différents segments du trajet, sur le rôle de l’agence européenne Frontex, sur l’enfermement dans des camps d’étrangers. Ces représentations constituent bien sûr un stock d’informations…mais là n’est peut-être pas l’essentiel du travail, qui vise avant tout un décentrement méthodologique et des modes de figurations qui ouvrent des brèches dans nos imaginaires des migrations et nos pratiques de recherche. Ces travaux entre dessin et cartographie, art et science, déstabilisent les registres spectaculaires ou sensationnalistes des images médiatiques sur frontières et migrations, tandis que les conventions cartographiques sont revues au gré des pratiques individuelles et collectives de dessinateurs-participant.e.s qui se saisissent de certains aspects de la carte pour montrer, sans nécessairement (tout) dire.


Notes

[1] La France est co-signataire de la Convention de Genève de 1951 sur la protection des réfugiés. La demande d’asile est administrée et jugée par deux instances : l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides) en première instance et la CNDA (Cour Nationale du Droit d’Asile) en seconde instance, le cas échéant. Les requérants soumettent à l’OFPRA un premier récit écrit en français des motifs de leur départ et des conditions de leur voyage migratoire, puis sont convoqués pour un entretien oral.  Les agents évaluent le bien-fondé de la demande en fonction du texte de la Convention de Genève sur la définition des réfugiés statutaires et en appliquant le principe de l’intime conviction. En cas de rejet de la demande, les requérants peuvent faire appel de la décision auprès de la CNDA, en devant écrire à nouveau le récit de leur exil et répondre à un entretien oral.  La demande d’asile dépend ainsi d’une épreuve narrative, où les individus doivent justifier d’événements traumatiques vécus. Le travail de Didier Fassin et Carolina Kobelinsky (2012), à partir d’une enquête menée auprès des agents administratifs de ces instances, montre toutes les difficultés éthiques, politiques, déontologiques des prises de décision, tandis que le texte de la Convention de Genève pose également d’importantes questions juridiques et éthiques sur le droit d’asile.

[2] La recherche participative relève de plusieurs pratiques hétérogènes, qui ont néanmoins pour point commun de vouloir rompre avec la dichotomie enquêteur/enquêté ; chercheur/objet-sujet de la recherche. Le statut de « participant.e » à la recherche vient en partir subvertir ces catégories pour inclure dans toutes les étapes du travail l’apport et les intérêts des personnes concernées par les problèmes abordés. La cartographie participative est un champ important de mise en pratique de ces principes à la fois cognitifs et éthiques. Voir à ce sujet : Irène Hirt et Stéphane Roche (2013), « Cartographie participative » in Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, GIS Démocratie et Participation, 2013.

[3] Voir les travaux art-science du collectif de l’AntiAtlas des frontières, au sein duquel Cartographies Traverses a été intégré.
 

Ressources complémentaires :

Ressources bibliographiques :
Ressources webographiques :

en particulier
- la présentation du projet Cartographies Traverses/Crossing Maps
- l’exposition des cartographies au musée des Tapisseries d’Aix-en-Provence (1er octobre – 30 novembre 2013)

Mekdjian S. et Amilhat Szary, A.-L.,  « Cartographies traverses, des espaces où l’on ne finit jamais d’arriver », 27 février 2015.

 

 

Anne-Laure AMILHAT SZARY,
professeure, Université de Grenoble Alpes - UJF, UMR PACTE, Programme EUBorderscapes,
Sarah MEKDJIAN,
maître de conférences, Université de Grenoble Alpes - UPMF, UMR PACTE, Programme EUBorderscapes,

dessins de S.H. et clichés de Mabeye DEME.

Pour citer cet article :  

Anne-Laure Amilhat Szary et Sarah Mekdjian, « Carte à la une : les frontières vues du sol et du ciel, navigation dans un itinéraire migratoire », Géoconfluences, mars 2015.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-a-la-une-les-frontieres-vues-du-sol-et-du-ciel

Navigation