Les grands détroits et canaux internationaux dans la géopolitique des mers et océans, un système très hiérarchisé sous tensions multiformes
Laurent Carroué, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, directeur de Recherche à l’IFG - université Paris VIII
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Alors que les mers et océans couvrent 73 % de la surface du globe, la navigation, civile et militaire, est fortement contrainte par une série de grands détroits et canaux internationaux qui fixent les grandes routes maritimes : ce sont des points de passage obligé, ou P.P.O. Leur contrôle, leur sécurité et leur bon fonctionnement représentent des enjeux géoéconomiques, géopolitiques et géostratégiques majeurs car ils constituent de possibles goulets d’étranglement, ou « choke points » en anglais (de choke, étouffer, étrangler). On parle aussi, pour les désigner, de passages maritimes stratégiques, pour souligner l’intérêt accru qui leur est porté, tant par les états riverains que par les grandes puissances, et d’une façon générale par tous les acteurs du commerce maritime mondial. Comment ces points de passage obligés, à la fois charnières et verrous des grandes routes maritimes, conditionnent et contraignent les échanges mondiaux et, partant, le processus de mondialisation lui-même ?
1. Les détroits et canaux : des interfaces interocéaniques stratégiques
Si on compte en tout 150 à 180 détroits maritimes et passages internationaux méritant l’attention, le système mondial compte une trentaine de sites majeurs, dont 12 points d’étranglement de rang mondial. La crise hydrique qui limite le transit du canal de Panama, la saturation du détroit de Malacca ou les crises géopolitiques qui affectent les détroits de Bab-el-Mandeb, Ormuz ou Taïwan mettent le système mondial sous fortes tensions.
1.1. Les détroits : les interfaces terre-mer d’un Océan global
Couvant 360 millions km², l’Océan global est constitué de mers et d’océans qui sont séparés par des étendues terrestres mais interconnectés par un certain nombre de détroits. Un détroit présente deux caractéristiques différentes mais complémentaires, selon le point de vue géographique adopté.
En approche maritime, le détroit est un bras de mer plus ou moins resserré entre les deux côtes qui le bordent ; il met en relation deux étendues d’eau (Marcadon, 1999 et 2004). Pour les navires, c’est donc un passage physique qui assure la continuité de la navigation entre deux bassins, c’est une porte océane. Ces lieux peuvent porter différents noms : détroit (d’Ormuz, de Taïwan…), pas (Pas-de-Calais), canal (canal du Mozambique), manche (mer ouverte aux deux bouts), pertuis, goulet...
En approche terrestre, le détroit est le point de la plus grande proximité entre deux terres, îles ou continents séparés par les eaux. Si sa largeur le permet, les flux transversaux y sont nombreux (navettes de ferries...), ce trait d’union peut parfois être équipé d’un tunnel (tunnel sous la Manche) ou de ponts (détroits de Bosphore avec Istanbul et des Dardanelles, détroit de Kertch entre la Russie et la Crimée, détroits de l’archipel japonais comme Akashi entre Awaji et Honshu...). On doit distinguer les détroits nationaux, qui se trouvent à l’intérieur des eaux territoriales d’un État (détroits turcs), et les détroits internationaux qui servent de frontière entre États riverains (Pas-de-Calais, Øresund, Gibraltar, Ormuz, Bab-el-Mandeb, Malacca...).
Dans les deux approches, c’est un lieu de grand intérêt potentiel puisqu’il fonctionne comme une double interface, maritime et terrestre, qui polarise les flux et les activités. Selon sa localisation, un détroit peut – ou non – revêtir un enjeu géostratégique plus ou moins important, et donc être un lieu cristallisant les concurrences entre puissances cherchant à s’en assurer le contrôle.
S’il existe physiquement des milliers de détroits, leur répartition à la surface du globe est fort inégale du fait des dynamiques géologiques, tectoniques, morphologiques ou climatiques. Ainsi globalement, l’Amérique du Sud, le Mainland des États-Unis ou l’Afrique sont des ensembles compacts aux rivages assez rectilignes où, par conséquent, les îles et les détroits sont plus rares ; pour sa part, si l’archipel arctique canadien contient potentiellement de nombreux détroits, il demeure encore très largement dominé par les glaces.
1.2. Les douze points de passage obligé de rang mondial fixant les grandes routes maritimes
Dans le vaste ensemble des détroits physiques, tous ne présentent pas pour les sociétés humaines la même valeur géostratégique, géopolitique ou géoéconomique. C’est pourquoi les marins et diplomates ont l’habitude d’identifier aujourd’hui 150 à 180 détroits maritimes et passages internationaux qui « méritent une certaine attention » (Ortolland et Pirat, 2010, p. 219).
Dans cet ensemble, les hiérarchies ne sont jamais fixées définitivement ; elles sont mobiles historiquement car dépendantes des trajectoires de chaque territoire dans son insertion fonctionnelle dans l’Océan global et ses circulations. Si le Cap Horn et le Cap de Bonne Espérance ont joué un rôle multiséculaire essentiel dès la grande exploration européenne et la première mondialisation, ils sont aujourd’hui largement dépassés, tout en restant importants. À l’opposé, certains détroits encore marginaux peuvent sans doute être considérés « en attente » d’un potentiel réveil, tel le détroit de Béring.
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Document 2. Distance entre les ports selon les routes maritimes actuelles et possibles raccourcis futurs par les passages arctiques. Pour toutes les grandes routes maritimes actuelles, un raccourci par l'Arctique permettrait une importante réduction des distances. Cette hypothèse reste à l'heure actuelle improbable en raison des risques élevés de la navigation arctique. Télécharger le fond de carte muet (projection polaire). |
Pour autant, le système mondial demeure très polarisé et fortement hiérarchisé. Si environ 80 % du commerce international en volume et 75 % en valeur transitent par bateau, l’immensité de l’espace maritime mondial demeure largement vide, marqué par de fortes contraintes. Mais il est sillonné par des « routes maritimes ». Celles-ci peuvent être définies comme un espace marin, assez étroit (de quelques km à quelques dizaines de km de large) mais très long, à l’intérieur duquel s’effectuent les liaisons privilégiées entre de grands ensembles continentaux (Louchet, 2014, p. 97).
Ce choix des trajets les plus courts entre deux ports vise à minimiser les distances, les temps de transit et les coûts de transport. Mais ces itinéraires doivent bien sûr tenir compte des entraves à la navigation : terres, caps, archipels, hauts fonds... Points de passage obligé de la navigation, les détroits et canaux fixent ainsi les grandes routes maritimes, empruntées par les navires, civils ou militaires. Les aspects géopolitiques et géoéconomiques en sont essentiels, en particulier du fait de la densification et diversification des chaînes d’approvisionnement tissées par la division internationale du travail et la mondialisation (Carroué, 2020). En 2019, on estimait à 24 718 milliards de dollars la valeur des marchandises transitant par les grands passages maritimes stratégiques.
Document 3. Les grands détroits et canaux internationaux, un système très hiérarchisé. Télécharger le fond de carte muet (projection Bertin1953). |
Reflétant la répartition géographique des grands pôles économiques dominants et leurs interconnexions maritimes, le système est extrêmement hiérarchisé puisqu’on peut distinguer douze points de passage obligé de rang mondial (document 3) : neuf grands détroits (Magellan, Gibraltar, Pas-de-Calais, Øresund, Bosphore, Bab-el-Mandeb, Ormuz, Malacca et de Taïwan), un grand cap (Bonne Espérance) et deux canaux (Suez et Panama). Ce dispositif est complété par 16 détroits ou canaux de second rang (détroit de Béring, canal du Mozambique...).
Au sein de ces douze passages stratégiques mondiaux, les rapports hiérarchiques sont fort déséquilibrés en matière de transit maritime (document 4). Avec 80 350 navires en transit en 2023, Malacca affirme sa primauté en polarisant 18,5 % des flux totaux devant le détroit de Taïwan (18 %), viennent ensuite le Pas-de-Calais (64 000, 15 %) et Gibraltar (53 500, 12,3 %). Si le cap de Bonne Espérance voit croiser 17 800 navires, le détroit de Magellan s’avère marginal avec 1 600 navires seulement. Comme l’indique le type de navires utilisant les détroits, il apparait aussi soit des situations relativement équilibrées (Gibraltar), soit certaines spécialisations fonctionnelles marquées (Ormuz : 62 % de pétroliers).
Document 4. La fréquentation des passages maritimes stratégiques et types de cargaison. Télécharger le fond de carte muet (projection Bertin1953). |
Dans cette organisation, le poids de la grande boucle mondiale est-ouest du trafic conteneurisé est majeur. Ainsi, pour maintenir une fréquence d’escale hebdomadaire dans chaque grand port, l’armateur doit déployer une flotte de 12 navires bouclant en 84 jours une rotation mondiale. Reflétant les rapports de forces géoéconomiques, ces flux sont polarisés par quelques pôles émetteurs et récepteurs : cinq pays exportateurs réalisent ainsi 50 % du trafic (Chine : 30 %, États-Unis, Vietnam, Corée du Sud et Japon), et l’Asie, en position nodale, représente 63 % des échanges, devant l’Europe et l’Amérique du Nord. Ce système repose sur trois segments géographiques, très déséquilibrés : le segment transpacifique Asie/Amérique du Nord (46 %), le segment Asie/Europe (40 %) et le segment transatlantique Amérique du Nord/Europe (14 %).
Document 5. L’essor du trafic de conteneurs sur les grandes routes maritimes est-ouest |
1.3. Les trois grands systèmes « méditerranéens » mondiaux
Plus de 70 % des détroits sont polarisés par trois systèmes de très grande taille correspondant aux trois « Méditerranées » – le système caraïbe, le système méditerranéen ou eurasiatique et le système est-asiatique – dans lesquelles des guirlandes insulaires ou péninsulaires se déploient massivement. Chacun présente des structures maritimes singulières.
De structure simple, le grand système caraïbe se résume en un vaste bassin maritime double (golfe du Mexique/mer des Caraïbes), encadré au nord et au sud par deux masses continentales, et bordé à l’est par un arc insulaire et à l’ouest par un isthme très étroit (document 6). Sur une vingtaine de détroits internationaux, quatre présentent des fonctions régionales, qui en font des passages stratégiques de second rang (Détroit de Floride, Canal du Yucatan, Passage du Vent et Passage de Mona). Finalement, seul le canal de Panama joue à l’échelle de l’Amérique un rôle de rang mondial.
Document 6. Le Grand système caraïbe. Police utilisée : Belle allure de Jean Boyault (gratuite pour les enseignants). Télécharger le fond de carte vierge. |
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Pour saisir l’importance du canal de Panama, il faut changer d’échelle. En se déployant sur quelque 15 000 km, du détroit de Béring au nord au détroit de Magellan au sud, l’hémisphère américain constitue un redoutable obstacle à la circulation maritime mondiale. Jusqu’à l’ouverture du canal en 1914, tous les navires devaient en effet passer par le détroit de Magellan ou le Cap Horn, dans les 50e hurlants de l’océan austral. Alors que la pointe de l’Afrique et le Cap de Bonne Esperance se trouvent à 34°21’ de latitude Sud, soit à la latitude de Montevideo et Buenos Aires, le détroit de Magellan et le Cap Horn se situent à 55°58’, soit environ 2 000 à 2 300 km plus au sud. Outre l’énorme distance à parcourir, la navigation change totalement de milieu : le détroit de Magellan est à seulement 970 km du continent antarctique, contre 3 800 km pour le cap de Bonne Espérance. Dans ces conditions, comment s’étonner qu’il passe onze fois plus de navires à la pointe de l’Afrique qu’à celle des Amériques ?
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Document 8. Le système maritime est-asiatique. Le système maritime est-asiatique est fermé au sud (à gauche sur la carte) par une série de détroits difficiles : Malacca et Singapour, avec une profondeur limitée à 25 m, le détroit de la Sonde, trop peu profond pour la grande navigation, et le détroit de Lombok, profond mais qui contraint à un détour. Police utilisée : Belle allure de Jean Boyault (gratuite pour les enseignants). Télécharger le fond de carte vierge. |
Le système est-asiatique se caractérise par le déploiement sur quelque 9 000 km, du nord au sud, d’un chapelet de quatre mers couvrant plus de 10 millions de km² (mer d’Okhotsk, du Japon, de Chine orientale, de Chine méridionale). Bordant à l’ouest l’immense masse continentale eurasiatique, elles sont dites « marginales ». Vers l’est, ces mers sont elles-mêmes isolées de l’océan Pacifique par une vaste guirlande péninsulaire (Kamtchatka), insulaire (Aléoutiennes, Kouriles, Ryūkyū) ou archipélagique (Japon, Philippines, Malaisie, Indonésie). On y trouve au total une soixantaine de détroits internationaux, qui mettent en contact les bassins entre eux (détroit de Taïwan, de Tsushima...) et avec l’océan Pacifique. Si vers les Amériques, l’ouverture vers le grand large océanique est assez facile, le grand enjeu géostratégique est au sud où l’arc malais puis indonésien contraint fortement la liaison maritime avec l'océan Indien, et donc l’Asie du Sud, le Proche et Moyen-Orient et l’Europe. Cette configuration explique l’importance vitale du détroit de Malacca, dans une moindre mesure de Lombok, alors qu’entre les deux le détroit de la Sonde est trop peu profond pour la grande navigation (voir les images satellite des détroits de Lombok et de la Sonde).
Sur ces considérations physiques se superposent des enjeux géopolitiques, puisque les puissances continentales que sont la Russie et la Chine doivent traverser l’écran que constituent les mers marginales avant d’accéder à l’océan Pacifique. Pékin et Moscou sont donc frappés d’un syndrome obsidional, pour des raisons géostratégiques (bases militaires navales, dont sous-marins nucléaires stratégiques) et géoéconomiques. Taïwan et son détroit sont d’ailleurs considérés par Pékin comme un verrou essentiel entre ses deux mers bordières. De même, la sécurisation du détroit de Tsushima face à la Corée du Nord est un enjeu important pour la Corée du Sud, la Chine, le Japon et l’Extrême-Orient russe. La question des détroits est donc particulièrement sensible, à l’échelle continentale mais aussi mondiale comme l’illustre la présence majeure des États-Unis dans la région, avec leurs bases militaires au Japon ou en Corée du Sud.
>>> Sur le détroit de Taïwan, lire aussi : Marie Dougnac, « L’élection présidentielle à Taïwan ravive les tensions avec la Chine », Géoconfluences, février 2024. |
Document 9. Le système eurasiatique. Police utilisée : Belle allure de Jean Boyault (gratuite pour les enseignants). Télécharger le fond de carte vierge. |
Le système eurasiatique se déploie selon un axe sud-est/nord-ouest entre deux masses océaniques, les océans Atlantique et Indien, et deux grandes masses continentales, africaine et eurasiatique. Une démarche systémique comparative met en lumière sa forte spécificité : il est par excellence le domaine des Méditerranées.
Il se caractérise par la juxtaposition, l’emboîtement ou l’interconnexion de nombreux systèmes maritimes de tailles variées (mer Méditerranée : 2,5 millions km², mer Noire : 436 400 km², mer Rouge : 438 000 km², golfe Persique : 251 000 km²...) séparées par de vastes systèmes péninsulaires (turc, balkanique, italien, ibérique, scandinave...) ou insulaires. Cette mosaïque maritime présente la caractéristique majeure d’être fortement cloisonnée et contrainte ; on y trouve plus de trente détroits internationaux, dont sept points de passage obligé de rang mondial.
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Document 11. Gibraltar : la fenêtre méditerranéenne sur l’Atlantique. D’après un document original CNES Géoimage, adapté pour Géoconfluences. |
1.4. Courts-circuits, grands détours et ombilics
Le géographe André Louchet (2014) classe les P.P.O. en deux catégories fonctionnelles : les « courts-circuits » et les « grands détours ».
- Les « courts-circuits » permettent de réduire considérablement les trajets de la grande ligne maritime mondiale « tour du monde » Est/Ouest, via de grands passages stratégiques de rang mondial (Panama, Gibraltar, Pas-de-Calais, Suez, Bab-el-Mandeb, Ormuz, Malacca...).
- Les « grands détours » offrent des voies de substitution au premiers (cap de Bonne-Espérance, détroit de Magellan, Béring). Ainsi, pour un porte-conteneurs, le trajet Asie–Europe par le cap de Bonne Espérance plutôt que par Bab-el-Mandeb et Suez représente un détour de 3 400 milles nautiques, soit 9,4 jours de navigation à une vitesse moyenne de 15 nœuds.
Le géographe Jean-Marie Miossec (2022) complète ces outils d’analyse en soulignant que certains détroits sont des « ombilics exclusifs ». C’est-à-dire que ces portes océanes – même si elles permettent la pénétration maritime plus ou moins profonde d’une masse continentale – desservent un espace maritime en cul-de-sac et ne disposent pas d’alternative pour la navigation en cas de blocage ou de crise. C’est le cas par exemple des détroits turcs (Bosphore et Dardanelles) avec la mer Noire, de l’Øresund avec la mer Baltique ou d’Ormuz avec le golfe Persique. À ce titre, l’ouverture en 1898 du canal de Suez constitue un bouleversement maritime et géostratégique d’ampleur mondiale, en connectant le bassin méditerranéen à la mer Rouge et donc à l’océan Indien. Ces dernières décennies, deux projets de créations de nouveaux canaux – au Nicaragua et en Thaïlande – ont été lancés, avant d’être abandonnés.
Les points de passage obligé jouent aussi un rôle majeur dans la fixation des itinéraires des 559 réseaux de câbles sous-marins en fibres optiques. Posés au fond des mers pour des raisons de coût, de facilité technique et de sécurité, ils transportent environ 90 % des flux mondiaux de télécommunication. On en trouve ainsi à Bab-el-Mandeb (17 câbles), Malacca (14), Ormuz (9), Gibraltar (5) et dans les Dardanelles (2). Concernant les deux canaux de Panama et de Suez, la situation est différente pour des raisons techniques (écluses à Panama) ou historiques. Ainsi, le seuil terrestre Alexandrie/mer Rouge est valorisé avant même la création du canal par la pose de plusieurs câbles télégraphiques. La région du Canal de Suez polarise donc un faisceau de 23 câbles, dont seulement 7 sont sous-marins. Ces puissants faisceaux de câbles empruntant des couloirs à forte activités maritimes peuvent connaître des accidents susceptibles de réduire, voire de rompre, certaines connexions (ancres mal positionnées, tempêtes...).
Document 12. Le réseau des câbles sous-marins, une disposition comparable aux grandes routes maritimes. 10 des 30 principaux nœuds de câbles sous-marins sont aussi des points de passage obligé de niveau mondial. Le pivot de l’ensemble du système est formé par le binôme Singapour-Malacca (46 câbles entrants ou sortants). Télécharger le fond de carte muet (projection Bertin1953). |
2. Les points de passage obligé sous fortes contraintes naturelles et techniques
L’explosion des flux maritimes et de la taille des navires posent de redoutables défis à la navigation lors du transit dans les points de passage obligés. En particulier, ces goulets d’étranglement sont l’objet de la part des États propriétaires ou riverains d’importantes opérations de gestion et d’aménagement afin de réduire au mieux les effets des contraintes des milieux. Le risque sinon est d’être déclassés et marginalisés si des itinéraires de substitution existent.
2.1. La redécouverte des contraintes des milieux
L’explosion des flux maritimes d’un côté, l’augmentation spectaculaire de la taille des navires de l’autre (document 15) se traduisent par la redécouverte des fortes contraintes naturelles et techniques des points de passage obligé. Ainsi, la trop faible profondeur du détroit de Palk (inférieure à 5 mètres à l’Adam’s Bridge) entre l’île de Ceylan et l’Inde en interdit l’usage à la grande navigation commerciale. De même, dans un détroit, la largeur du chenal navigable – définie par sa profondeur – est souvent sensiblement inférieure à la largeur totale de celui-ci à sa surface, car il peut être encombré d’îles, de hauts fonds ou de bancs de sables. Dans le Pas-de-Calais, si le détroit fait 32 km de large, le chenal navigable est de seulement 28 km. C’est pourquoi la question de la profondeur des voies navigables est si importante : par exemple, si entre 1980 et 2020 la longueur et la largeur des porte-conteneurs explosent, le tirant d’eau ne passe que de 12,5 m sur un Panamax à 15,5 m sur un Mégamax 24, un porte-conteneurs géant de la compagnie CMA CGM.
Document 13. Comparaison des différentes contraintes naturelles entre points de passage obligé
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2.2. Les contraintes techniques, entre marginalisation et adaptation
Ces contraintes physiques plus ou moins fortes aboutissent à l’édiction de normes (suezmax, malaccamax, panamax...) pour la construction des navires les plus imposants ; elles fixent la taille du navire – longueur, largeur, tirant d’eau, taille du gouvernail et tirant d’air – par rapport au canal ou au chenal maritime utilisés. Ainsi, la classe Malaccamax sert d’abord de référence aux superpétroliers transportant le pétrole du golfe Persique vers la Chine via le détroit de Malacca ; alors que ni les Chinamax, des géants des mers conçus pour transporter le minerai (cuivre, fer...) d’Amérique latine vers la Chine, ni les Cape Size ne peuvent y passer. Du fait de leur taille, ils sont contraints de doubler le cap de Bonne Espérance puisque le canal de Suez est trop étroit pour eux.
Document 13. Tailles maximales autorisées des différents formats de navires par grand point de passage obligé
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Faute d’adaptation, certains anciens canaux sont aujourd’hui largement déclassés. Le canal de Corinthe, inauguré en 1890 et trop étroit, est marginalisé sur les routes méditerranéennes. Le canal de Kiel, ouvert en 1895 en Allemagne, qui permet de joindre la mer Baltique à la mer du Nord en contournant les détroits danois, est seulement accessible aux navires de 25 000 tpl, malgré des opérations de rénovation engagées en 1907 puis en 1962. C’est la même menace de marginalisation technique qui explique en 1976 une opération spectaculaire de recreusement du chenal maritime du détroit de l’Øresund, de 8 m à 15 m, soit un gain de plus de 7 m de profondeur (+ 88 %). Ce passage entre la Suède et le Danemark ouvre la mer Baltique à la mer du Nord. Pour autant, ce format de 15 m interdit toujours l’entrée de la mer Baltique au Very Large Crude Carrier (VLCC), de plus de 150 000 tpl, ce qui entrave le développement des grandes zones industrialo-portuaires littorales.
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En revanche, les vastes opérations de modernisation lancées dans les années 2000 pour les canaux de Suez et de Panama ont permis à ces deux canaux de garder leur rang. Pour autant les contraintes demeurent considérables : si le canal de Suez est large de 313 m en surface, le chenal ne fait que 121 m de large à 22 m de profondeur, un porte-conteneurs ne dispose donc que de 30 m de sécurité de part et d’autre pour naviguer (Miossec, 2022, p. 60).
Enfin, l’explosion du trafic maritime pose la question de la sécurité de la navigation dans des couloirs maritimes à l’espace restreint et menacés de thrombose. Face à ces défis, les États riverains et l’Organisation Maritime Internationale, une agence de l’ONU dont le siège est à Londres, ont mis en place des dispositifs de séparation de trafic (Traffic Separation Scheme). Historiquement mis en place dans le détroit du Pas-de-Calais, ces dispositifs se sont aujourd’hui diffusés à tous les principaux détroits, canaux et grands ports. Destinés à limiter les risques de collision, d’accident et de marées noires, ils régissent la circulation maritime en créant deux rails de circulation opposée séparés par une zone tampon interdite et en limitant parfois la distance entre navires, la vitesse autorisée de convois (Malacca : 12 nœuds), voire en imposant des pilotes locaux ou des remorqueurs.
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3. Le grand retour des enjeux géopolitiques et géostratégiques
Les parties précédentes ont montré l’importance croissante des points de passage obligé dans la navigation et les échanges maritimes. Cette importance ne peut laisser indifférentes les puissances économiques et militaires, grandes ou moyennes, qui dépendent toutes du bon fonctionnement d’un ou plusieurs grands passages stratégiques.
3.1. Points de passage obligé, liberté de circulation et sécurisation
Dès le XVIe siècle, la question de la libre circulation sur les océans des flottes de commerce ou de guerre, et donc de l’usage des détroits, a constitué une question stratégique tant pour les grandes puissances navales que pour les États riverains. Depuis 1949 et surtout les travaux de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), dite de Montego Bay, le droit international est clarifié. C’était d’autant plus nécessaire qu’en 1982, l’élargissement de 3 à 12 milles marins de la mer territoriale des États côtiers bouleversait potentiellement le statut de la plupart des détroits internationaux, qui font moins de 25 milles de large.
Face aux détroits intérieurs appartenant à un même pays, les détroits internationaux sont définis comme « mettant en communication deux partie de la haute mer » (ou des ZEE) et comme « étant utilisés aux fins de la navigation internationale. Le principe de la liberté́ de circulation maritime dans les détroits internationaux est reconnu pour tout navire, civil et militaire, sans demande préalable à adresser à l'État côtier, à la condition que le passage en transit soit inoffensif, continu et rapide ; c’est-à-dire qu’il s’effectue sans porter « atteinte à la paix, au bon ordre ou à la sécurité de l'État côtier ». Enfin, l’État côtier a obligation d’assurer la sûreté et la sécurité de la navigation dans le détroit.
Cette liberté peut être explicitement intégrée dans des traités internationaux. Ainsi, en mars 1979, le traité de Washington, qui consacre la paix entre l’Égypte et Israël, tient à bien préciser que le canal de Suez bénéficie du principe de la liberté générale de navigation, y compris – c’est essentiel pour Tel Aviv – à l'égard d'Israël ; et reconnaît le golfe d’Aqaba (entre Sinaï et Arabie) et son embouchure sur la mer Rouge, le détroit de Tiran, comme voies de navigation internationales. Comme l’illustrent de nombreux exemples (coupure du canal de Suez, blocus du détroit de Tiran en 1967 durant la guerre des Six Jours, fermeture du détroit d’Ormuz durant la « guerre des pétroliers » entre Iran et Irak dans le golfe Persique dans les années 1980...), le contrôle et la sécurisation des goulets d’étranglement sont la clé de toute stratégie maritime. Pour autant, il convient de souligner que globalement, c’est bien l’insécurité à terre affectant les États riverains (piraterie, tensions, crise larvée, guerre ouverte et conflits...) qui se projette en mer.
>>> Lire aussi : Sylvain Domergue, « Notion en débat. Sécurité maritime », Géoconfluences, mars 2024. |
C’est au nom de ce droit que ce sont multipliées ces dernières décennies les opérations militaires aéronavales, en général dans le cadre de coalitions (par exemple l’opération AGENOR en 2020 dans le détroit d’Ormuz), dans les grands goulets d’étranglement (mer rouge et Bab-el-Mandeb, Ormuz et mer d’Oman, détroit de Taïwan) affectés par des crises géopolitiques et ou la montée de tensions (lutte contre la piraterie…). Si les marines occidentales ont longtemps été à la pointe de celles-ci, l’émergence de nouvelles puissances maritimes dans le Sud global, comme la Chine ou l’Inde, se traduit par l’irruption de nouveaux intervenants. Pour soutenir le déploiement de ses flottes autour des passages stratégiques, la puissance maritime doit disposer soit de ses propres bases, soit de la mise à disposition par les États riverains de bases aéronavales ou de points d’appui (Golfe persique, Djibouti, Pakistan...).
3.2. L’exemple de la Chine : le « dilemme de Malacca »
Si le contrôle et la sécurisation des points de passage obligé furent longtemps l’apanage des grandes puissances navales occidentales, la question de la sécurisation de ses routes maritimes est devenue pour Pékin un enjeu géostratégique majeur. En particulier, le détroit de Malacca est essentiel puisque les deux tiers de son commerce extérieur y transitent, à l’importation (pétrole : 80 %, gaz : 22 %, bauxite : 50 %, fer : 21 %, soja : 68 %...) comme à l’exportation (produits manufacturés). C’est dans ce contexte que, le 29 novembre 2003, le Président Hu Jintao formalise sous l’expression de « dilemme de Malacca » (Amelot, 2010) la forte dépendance géostratégique de la Chine à ce point d’étranglement, contrôlé par la Malaisie, l’Indonésie et Singapour, et son extrême vulnérabilité à un possible blocus naval initié par les États-Unis, de plus en plus perçue comme la puissance mondiale menaçante (invasion de l’Afghanistan en octobre 2001, de l’Irak en mai 2003, bases navales de l’US Navy en Asie...).
En dix ans, la Chine déploie donc de nombreuses stratégies alternatives afin de tenter de réduire sa vulnérabilité à Malacca et d’assurer la sécurité de ses approvisionnements. En interne, on assiste à la constitution de réserves stratégiques et à la diversification du système énergétique (essor du nucléaire et des renouvelables...). Dans le monde, elle entame, sur mer, la montée de ses capacités navales de projection qui s’appuient soit sur l’installation de bases militaires (Djibouti, Gwadar...), soit la négociation de facilités dans des ports étrangers ; et sur terre, la diversification de ses fournisseurs (Iran, Soudan, Nigeria, Kazakhstan...) et la construction d’infrastructures terrestres de contournement (Nouvelles routes de la Soie et nouveaux corridors énergétiques et logistiques...) de l’autre. En 2023-2024, son prudent soutien à l’invasion de l’Ukraine par la Russie lui permet en contrepartie un accès privilégié aux immenses ressources énergétiques de Sibérie, livrées par conduites à travers la masse continentale eurasiatique.
3.3. La montée des crises : l’exemple de la mer Rouge, Suez et Bab-el-Mandeb
Ces dernières années, la montée des tensions géopolitiques a mis en lumière l’importance prise par les grands points de passage obligé sur les plans géoéconomique, géopolitique et géostratégique. Ainsi, en février 2022 le monde a pris conscience du rôle des détroits turcs dans les exportations agricoles ukrainiennes, menacées par la Russie, et dans la sécurité alimentaire de millions de personnes alors que plus de 55 % des échanges internationaux de maïs, blé, riz et soja passent par au moins un goulet d’étranglement. Aujourd’hui, une grande partie du commerce maritime mondial est menacée de fortes perturbations ou de rupture du fait des crises affectant quatre passages stratégiques essentiels : le complexe mer Rouge – canal de Suez – détroit de Bab-el-Mandeb, du fait des attaques des Houthistes contre les navires marchands ; le détroit d’Ormuz du fait des tensions avec l’Iran ; le détroit de Taïwan du fait des tensions entre la Chine, Taïwan et les États-Unis ; enfin, le canal de Panama du fait d’une crise hydrique limitant son activité de transit.
Les effets d’une crise majeure sont particulièrement spectaculaires dans le système mer Rouge – canal de Suez – détroit de Bab-el-Mandeb. Dans le cadre du terrible conflit relancé le 7 octobre 2023 entre le Hamas et Israël dans la Bande de Gaza, les forces houthistes, alliées de l’Iran et qui contrôlent une large partie du Yémen, ont multiplié les attaques contre la marine marchande en mer Rouge : saisie et détournement de navires par des commandos sur de petits navires, attaques de drones ou de missiles... Malgré le lancement par Washington à la mi-décembre 2023 d’une vaste coalition militaire navale (« Gardiens de la prospérité ») visant à rétablir la sécurité de navigation, les attaques sont particulièrement polarisées sur le détroit de Bab-el-Mandeb et en mer Rouge sur l’étroit chenal central de navigation compris entre Al Mukha au sud et Hodeidah ou Salif au nord.
>>> Lire aussi : Clara Loïzzo, « La crise en mer Rouge, révélatrice de la vulnérabilité des grandes routes maritimes mondiales », Géoconfluences, janvier 2024. |
Document 17. Le détroit de Bab-el-Mandeb. D’après un document original CNES Géoimage, adapté pour Géoconfluences. |
Transit par le canal de Suez, millions de tonnes |
mars 23;avril 23;mai 23;juin 23;juillet 23;août 23;septembre 23;octobre 23;novembre 23;décembre 23;janvier 24;février 24;mars 24;avril 24 |
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Millions de tonnes |
155.7;159.4;167.3;156.1;154.9;156;156.1;160.7;159.5;139.3;81.3;60.9;55.5;53.4 |
#e31e51 |
Document 18. L’effondrement du transit dans le Canal de Suez (mars 2023 à avril 2024)
Source : FMI, mai 2024.
L’automne 2023 correspond au début de la crise des Houthistes en mer Rouge.
Document 19. Conséquence de la crise en mer Rouge sur les routes empruntées par les pétroliers. La route passant par le canal de Panama est la seule à ne pas être affectée, du moins si les conditions locales permettent le passage. Télécharger le fond de carte muet (projection Bertin1953). |
Dans ce contexte d’insécurité croissante, le trafic du canal de Suez, qui polarise 15 % du trafic maritime mondial, s’effondre de – 66 % en tombant de 155,7 à 53,4 millions de tonnes de transit entre mars 2023 et avril 2024, alors que les primes d’assurance explosent de 0,04 % à plus de 0,1 % de la valeur du navire. Les grandes compagnies maritimes mondiales (Maersk, Hapag-Llyod, MSC – Mediterranean Shipping Compagny, CM-CGM, Evergreen...) et de nombreuses firmes transnationales (pétrolier BP...) décident de détourner leurs navires de la route Asie/Europe via Suez vers la route du Cap. Si ces opérations bouleversent les systèmes logistiques et les chaînes d’approvisionnement, le surcoût en carburant du détour pour un porte-conteneurs est à peu près équivalent au prix du péage du transit par Suez : 7 à 10 jours à 150 tonnes de carburant à 500 $/tonne, soit 750 000 $ ; le droit de passage pour un porte-conteneurs de 18 000 EVP s’élevait à 800 000 dollars en 2018 (Doceul et Tabarly, 2018). Pour l’Égypte, la perte financière directement liée au recul des péages du canal se situe au printemps 2024 entre 12 et 15 millions de dollars par jour. C’est, dans ce cas précis, la revanche du « grand détour » sur le « coupe-circuit ».
4. Les fortes contraintes de trois passages stratégiques mondiaux
On doit relever ces dernières années que la multiplication des crises – de natures différentes, hydrique au Panama, logistique à Malacca ou géopolitique à Ormuz – contribue à fragiliser de grands points d’étranglement de rang mondial et à bouleverser les dynamiques du système maritime mondial.
4.1. Panama : un système asphyxié par la contrainte hydrique
La région du canal dispose de trois atouts : c’est la partie la plus étroite de l’isthme centre-américain (62 km entre Colón et Panama City), le seuil topographique (95 m au Gaillard Cut) est assez faible donc franchissable, enfin la cuvette topographique centrale est alimentée par des précipitations importantes (1 700 mm à 1 900 mm par an) sur un bassin hydrographique de 3 313 km2. Le système est organisé de manière symétrique par deux zones d’attente au large pour les navires, puis deux systèmes d’écluses qui donnent accès au chenal central de navigation creusé dans la cuvette. Le canal est alimenté par deux lacs-réservoir artificiels créés par les barrages de Gatun et de Madden, dont les eaux douces se déversent donc soit dans l’océan Pacifique, soit dans la mer des Caraïbes. La modernisation de 2007-2016 pour s’adapter au gigantisme naval a un effet majeur sur les tonnages transportés (+ 55 %) et sur les péages prélevés (+ 60 %) alors que le nombre de navires demeure autour des 14 000 par an.
Document 20. Le système du canal de Panama. D’après un document original CNES Géoimage, adapté pour Géoconfluences. |
Tonnages, nombre de navires et péages en base 100 (2003 = 100) | false | 2003;2004;2005;2006;2007;2008;2009;2010;2011;2012;2013;2014;2015;2016;2017;2018;2019;2020;2021;2022;2023 | true | |
Péages prélevés | 100;113.79;127.27;154.08;177.80;197.85;215.98;222.57;259.80;278.12;277.77;286.86;299.47;290.28;336.09;373.18;389.32;399.94;445.74;454.72;502.78 | #f39400 | ||
Tonnages transitant par le canal | 100;109.97;115.00;122.70;128.92;127.56;123.24;123.94;132.72;137.49;132.10;134.65;140.50;136.14;166.38;182.16;193.49;195.80;212.90;213.47;210.14 | #e31e51 | ||
Nombre de navires en transit | 100;106.70;106.52;107.90;111.91;111.77;109.03;108.18;98.75;97.78;103.85;102.49;105.47;99.70;103.00;104.87;104.80;101.63;101.43;108.25;107.04 | #47B9B5 |
Document 21. Le canal de Panama : navires en transit, tonnages et péages, en base 100 (2003-2023)
Revers de la médaille, la consommation d’eau du canal augmente sensiblement du fait des nouvelles écluses neopanamax (1,9 milliard de m3), qui doublent les anciennes au format panamax (1,5 milliard de m3). En 2021, les écluses du canal mobilisent donc au total 3,4 milliards de m3 d’eau. Au total, le canal mobilise 66 % de la ressource en eau de tout son bassin hydrographique, contre 10,5 % seulement pour l’eau potable destinée à la population. Les tensions hydriques entre usages sont d’autant plus fortes que le régime des pluies est structurellement irrégulier. Entre 1950 et 2024, soit sur 74 années, 47 années (64 % de la période) présentent des niveaux de précipitations inférieurs à la moyenne, avec parfois des situations de crises hydriques sévères (1956, 1976, 1997, 2015 et 2019, 2023) dues en particulier au phénomène El Niño/la Niña. De nombreux auteurs s’interrogent sur les effets du changement climatique et du déboisement sur les évolutions d’un climat tropical humide, alternant saisons sèche (de décembre à avril) et humide, alors que la hausse des températures moyennes de l’eau du lac Gatun (+ 1,5°C sur dix ans) accélère l’évaporation. L’une des réponses à ces inquiétudes sont les opérations de reboisement du Plan Nacional de Seguridad Hidrica 2015-2050)
Ces irrégularités interannuelles ont un effet immédiat sur l’alimentation en eau, et donc mécaniquement sur le fonctionnement du canal. Les autorités peuvent être contraintes de réduire le nombre de transits journaliers, par exemple de 40 par jour normalement à 18 en février 2024, tout en réduisant le tirant d’eau donc la charge transportée. Le nombre de navires en zones d’attente peut alors passer de 90 à plus de 160, tandis que la voie ferrée de transbordement de substitution Panama/Balboa est elle-même saturée. Alors que les prix des créneaux mis aux enchères par l'ACP, l’autorité du Canal, peuvent exploser jusqu'à 4 millions de dollars, de nombreux armateurs détournent leurs navires soit par le détroit de Magellan, soit par le cap de Bonne Espérance. Comme le souligne le géographe Jacques Charlier (2023) : « la fiabilité de l’alternative panaméenne par rapport aux autres routes possibles s’en trouve altérée et, plus généralement, et sans solution pérenne, l’avenir du canal pose question ».
4.2. Malacca : une artère menacée de thrombose
Dans le système maritime mondial, les détroits de Malacca et Singapour (en anglais SOMS pour Straits of Malacca and Singapore), longs de 1 044 km, occupent un statut exceptionnel de par leur position stratégique entre l’océan Indien et la mer de Chine méridionale : 60 % du trafic maritime mondial y passe, en particulier du fait du poids des pétroliers (40 % du trafic) et des porte-conteneurs (24 %). Le trafic maritime y a augmenté de 60 % en vingt ans, avec aujourd’hui entre 80 000 et 90 000 navires, selon les sources, y transitant par an. Ce qui en fait un des détroits les plus fréquentés au monde. De nombreux observateurs estiment que ces détroits vont être au bord de l’asphyxie d’ici moins d’une dizaine d’années si cette trajectoire continue vers les 100 000 navires.
Cette situation s’explique par de très fortes contraintes naturelles. Le détroit de Malacca est un vaste entonnoir qui passe de 465 km de large au nord-ouest à 8,4 km au sud-est à Little Karimun. À cet endroit, il débouche sur le canal Philip (800 m de large par endroits) qui s’étend sur cent kilomètres entre Singapour et les îles Riau (Indonésie). De plus en plus étroit donc, le chenal navigable devient aussi de moins en moins profond, en passant de 200 m à 37 m dans la partie sud, pour tomber à 25 m dans le canal Philip du détroit de Singapour. C’est ce dernier qui fixe donc le fameux format malaccamax de 20 m de tirant d’eau. Ce long trajet est, de plus, encombré de hauts fonds (crêtes de sable, accumulations sédimentaires des apports des rivières de Sumatra...), de nombreux îlots, de récifs frangés et d’îles.
Partagés entre l’Indonésie au sud et la Malaisie au nord et la cité-État de Singapour à l’est, ces détroits voient leur cogestion transfrontalière refléter les tensions ou rapprochements géopolitiques du moment. Les frontières des eaux territoriales sont fixées entre 1971 et 1973. Pour autant, la thématique de la sécurité maritime (piraterie et brigandage : 60 incidents en 2023, échouages, collisions, marées noires...), abordée dès 1971, n’a cessé depuis de se renforcer : système de séparation de trafic en 1981 et rénové en 1998, réduction à moins de 12 nœuds de la vitesse des plus gros navires, mise en place des systèmes de convois, coordination des patrouilles et droit de poursuite réciproque en décembre 1992...
Doc 22. L’étroitesse du chenal navigable des détroits de Malacca et Singapour. Fond de carte d’après le site Kizuna, gouvernement japonais, modifié et adapté par Géoconfluences, 2024. |
Face à la saturation, les alternatives sont peu nombreuses. À 850 km au sud-ouest, le détroit de la Sonde, entre Sumatra et Java, est rendu difficile du fait de son étroitesse, de sa faible profondeur et des courants, îles, bancs de sable et plates-formes pétrolières offshore qui s’y trouvent. Les plus gros navires (grands minéraliers ou pétroliers), et les sous-marins nucléaires étasuniens ou russes doivent donc passer par le détroit de Lombok, 1 800 km plus à l’est, ce qui augmente considérablement le trajet (13 700 navires par an). Dans ce contexte, le projet d’infrastructure logistique dans l’isthme de Kra en Thaïlande peut-il devenir une réponse future crédible (encadré 8) ?
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4.3. Le détroit d’Ormuz : le robinet pétrolier sous menace de l’Iran
Le détroit d’Ormuz est la porte maritime du golfe Persique. Alors que la région du golfe Persique polarise 50 % des réserves mondiales de pétrole et 40 % de celles de gaz naturel, le détroit d’Ormuz constitue un point d’étranglement majeur, bordé au nord par l’Iran et au sud par Oman et les Émirats arabes unis ; comme le rappelle l’installation du Portugal dans l’île d’Ormuz dès 1507. Avec 20 000 navires par an, on estime qu’entre un quart et un tiers des échanges maritimes mondiaux de pétrole et 20 % des flux de gaz liquéfié (GNL) y transitent ; dirigés à 80 % vers l’Asie (Chine, Inde, Japon, Corée du Sud...). Lui fournissant la moitié de ses importations, le Golfe est particulièrement important pour la Chine, premier importateur mondial. C’est beaucoup moins le cas des États-Unis, désormais auto-suffisants ou presque depuis la révolution du gaz et du pétrole de schiste sur leur territoire (Carroué, 2022). Si l'Arabie saoudite, avec les tubes Abqaiq-Yuanbu vers la mer Rouge, et les Émirats arabes unis, avec l’oléoduc Habshan-Fujairah vers le golfe d’Oman, disposent de moyens de contourner le détroit, le débit de ces installations demeure trop faible puisqu’elles ne couvrent qu’un tiers des flux passant par Ormuz, lequel demeure donc incontournable.
Au plan maritime, le détroit d’Ormuz est un point de passage obligé qui ne pose pas de problèmes majeurs de navigation. Long de 63 km, large de 33 km et d’une profondeur de 80 m, il ouvre le golfe Persique (990 km est-ouest, 335 km nord-sud) sur le golfe d’Oman et l’océan Indien. D’orientation nord-sud jusqu’à la pointe de la longue presqu’île de Moussandam, la route maritime bifurque plein ouest au nord de l’île d’As Salamah. Les navires quittent alors les eaux territoriales omanaises pour entrer dans les eaux iraniennes, élargies à 12 milles marins – soit 22 km – respectivement en 1959 pour l’Iran et en 1972 pour Oman. Un système de séparation de trafic (TSF) avec deux voies séparées par une zone de 3 km de large sécurise la navigation.
Document 23. Le détroit d’Ormuz. D’après un document original CNES Géoimage, adapté pour Géoconfluences. Document 24. Les flux d’hydrocarbures en transit dans le détroit d’Ormuz. Lecture : en 2011, les 17 millions de barils transitant chaque jour par Ormuz représentaient 30,6 % du total mondial. En 2022, 20,8 millions de barils par jour en transit ne représentaient plus que 27,7 % des flux mondiaux, car le trafic total, à l’échelle mondiale, a augmenté entre les deux dates. |
Cet espace d’importance géostratégique est sous forte tension géopolitique. À l’entrée dans le golfe Persique, l’essentiel de la navigation file vers l’ouest, en dehors des navires desservant les Émirats vers le sud, et passe donc autour des îles iraniennes fortifiées (puissante artillerie côtière, champs de mines, commandos...) de la Grande Tomb, d’Abou Moussa, de Forour et Sirri, occupés par l’Iran du Shah en 1971, juste avant l’indépendance des Émirats arabes unis. Si les liens entre les deux rives sont ancestraux et toujours actifs (contrebande...), les équilibres géopolitiques régionaux sont surdéterminés par des affrontements d’échelle continentale entre l’Iran d’une part et d’autre part Israël et les pays occidentaux, en premier lieux les États-Unis. Si, en 1979, la doctrine Carter définissait le Golfe comme une région vitale pour les intérêts américains, aujourd’hui Washington considère le Moyen-Orient, en particulier le Golfe, comme une zone de concurrence géostratégique avec Pékin et refuse donc de s’en désengager alors que Pékin est proche de Téhéran.
Depuis les années 1980, la région a connu trois conflits majeurs : la guerre Iran-Irak (1980-1988), en particulier l’épisode dit « guerre des pétroliers » durant laquelle plus de 600 navires sont attaqués par les deux belligérants dans le Golfe, la première guerre du Golfe (1990-1991) et la seconde guerre du Golfe (2003). De nos jours, l’Iran joue la puissance opportuniste. Si elle ne peut mettre en œuvre une stratégie frontale de déni d’accès dans le détroit d’Ormuz qui ouvrirait la voie à des affrontements directs majeurs, elle entretient un climat permanent de tension à partir de ses bases navales de Bandar Abbas et Bandar Lengeh sur le détroit, de Jask et Chahbahar à son entrée sur le Golfe d’Oman et de ses îles dans le Golfe même. L’Iran multiplie par exemple les arraisonnements et saisies de navires (pétroliers, porte-conteneurs, cargos) qui sont contraints de traverser ses eaux territoriales mais qui bénéficient normalement, en droit maritime international, d’un libre passage : en mai 2022, il capture ainsi deux pétroliers sous pavillon grec en représailles de la saisie en Méditerranée d’une cargaison de pétrole iranien transporté sous pavillon russe. En réponse, le golfe Persique est une région fortement militarisée avec de nombreuses bases états-uniennes (Bahreïn avec le siège de la Ve Flotte, Koweït, Qatar, EAU), française (EAU) et britanniques (EAU, Oman). Il s’agit de l’un des points chauds du système maritime mondial.
Conclusion
Si les mers et les océans couvrent 73 % de la surface de la terre, le système maritime mondial est organisé par de grandes routes maritimes. Elles drainent de manière privilégiée les liaisons entre les principaux pôles littoraux organisant la mondialisation, en cherchant à minimiser les distances, les temps de transit et les coûts de transport entre appareils portuaires. Loin d’être ubiquiste, ce système logistique réticulaire est extrêmement polarisé du fait de nombreuses entraves à la navigation : terres, caps, archipels, hauts fonds... Les itinéraires des grandes routes maritimes sont donc contraints par des points de passage obligé que sont les grands caps, détroits et canaux.
Ceux-ci constituent donc potentiellement autant de points d’étranglement du trafic maritime, ce que traduit bien le terme anglais « choke point » ; ils représentent donc des enjeux géopolitiques, géoéconomiques et géostratégiques essentiels. Si 150 à 180 détroits maritimes et passages internationaux méritent l’attention, le système mondial compte une trentaine de sites majeurs, dont seulement 12 points de passage obligé de rang mondial. Les « courts-circuits » permettent de réduire considérablement les trajets « tour du monde » Est/Ouest (Panama, Gibraltar, Pas-de-Calais, Suez, Bab-el-Mandeb, Ormuz, Malacca...), alors que les « grands détours » offrent des voies de substitution au premiers (cap de Bonne-Espérance, détroit de Magellan, Béring). Cependant, l’explosion des flux maritimes d’un côté, l’augmentation spectaculaire de la taille des navires de l’autre se traduisent par la redécouverte des fortes contraintes naturelles et techniques alors qu’on assiste conjointement à une forte montée des tensions géopolitiques et géostratégiques. Ainsi, la crise hydrique qui limite le transit du canal de Panama, la saturation du détroit de Malacca ou les crises géopolitiques qui affectent les détroits de Bab-el-Mandeb, Ormuz ou Taïwan mettent le système mondial sous fortes tensions.
Bibliographie
Références citées
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- Marcadon Jacques (2004), « Géoéconomie des détroits danois », Cahiers de Géographie du Québec, vol. 48, n° 135, déc. 2004.
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- Ortolland Didier et Pirat Jean-Pierre (2010) : Atlas géopolitique des espaces maritimes, Éditions Technip. Paris.
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Pour aller plus loin
- De Tréglodé Benoît (2023) : « L’Asie du Sud-Est au défi de l’Indo-Pacifique », Hérodote, 2023/2 (N° 189), pages 55 à 69,
- Fau Nathalie et de Treglodé Benoît. (dir.) (2018) : Mers d’Asie du Sud-Est. Coopérations, intégration et sécurité, Paris, CNRS Éditions, coll. « Réseau Asie », 395 p.
- Fau Nathalie (2020), « Les « États transits maritimes » du détroit de Malacca : vers la création d’un hub énergétique transfrontalier ? », revue Hérodote, 2020/1 (n° 176)
- Giblin Béatrice et al. : « Mers et océans », Revue Hérodote, n° 163, 2016/4.
- Giblin Béatrice et al. : « Regards géopolitiques sur l’Indo-Pacifique », Revue Hérodote, n°189, 2023/2.
- Louchet André (2015), Atlas des mers et des océans, Coll Atlas, Autrement, Paris.
- Vigarié, André, (1995), La mer et la géostratégie des nations, Paris, France, Economica / Institut de stratégie comparée, Paris.
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- Lasserre Frédéric et Comtois Claude (dir.) (2003) : « Les détroits maritimes : des enjeux géostratégiques majeurs », Études internationales, vol. 34, n°2, juin 2003.
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- Morel Camille : « Menaces sous les mers : les vulnérabilités du système câblier mondial », Hérodote, n°163, 4/2016.
- Postec Yves (dir.) (2021) : « Les détroits de l’océan Indien », Études marines, CESMA - Centre d’Études Stratégiques de la Marine, n° 19 – mai 2021, Paris.
- Samaan Jean-Loup (2016) : « Les rivalités navales dans le Golfe : acteurs et ressources », Hérodote, n°163, 4/2016.
- Touret Paul (2021) : « Panorama actuel des canaux et détroits maritimes », Note de Synthèse ISEMAR, n° 231, mai 2021
Pour compléter avec Géoconfluences
- Catherine Biaggi et Laurent Carroué, « Affirmer sa puissance : forces sous-marines et dissuasion nucléaire, enjeux géographiques et géostratégiques », Géoconfluences, septembre 2023.
- Sylvain Domergue, « Notion en débat. Sécurité maritime », Géoconfluences, mars 2024.
- Marie Dougnac, « L’élection présidentielle à Taïwan ravive les tensions avec la Chine », Géoconfluences, février 2024.
- Vaimiti Goin, « L’espace indopacifique, un concept géopolitique à géométrie variable face aux rivalités de puissance », Géoconfluences, octobre 2021.
- Clara Loïzzo, « La crise en mer Rouge, révélatrice de la vulnérabilité des grandes routes maritimes mondiales », Géoconfluences, janvier 2024.
Mots-clés
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Catherine BIAGGI
Inspectrice générale de l’éducation, du sport et de la recherche, ministère de l'Éducation nationale
Laurent CARROUÉ
Inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, directeur de recherche à l’IFG – université Paris VIII
Cartographie, édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Catherine Biaggi et Laurent Carroué, « Les grands détroits et canaux internationaux dans la géopolitique des mers et océans, un système très hiérarchisé sous tensions multiformes », Géoconfluences, juin 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/oceans-et-mondialisation/articles-scientifiques/passages-strategiques-maritimes-ppo-geopolitique