Systèmes urbains latino-américains : une approche de la métropolisation et des inégalités sociales
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De Tijuana à Ushuaïa et de Caracas à Campinas, l’espace régional latino-américain et caribéen est de longue date l’un des plus massivement urbanisés au monde. Depuis 1990, dans les différents découpages régionaux classiques de l’Organisation des Nations Unies (ONU), il est celui avec le taux d’urbanisation le plus élevé, juste après l’Amérique du Nord (États-Unis / Canada). En 2025, on y compte 570 millions d’urbains, soit 82 % de la population, et, si on ne retient que la partie continentale de l’Amérique latine, sans la Caraïbe, ce sont près de 540 millions d’urbains, 86 % de la population en 2025 – quand le niveau mondial est estimé à 58 % (WUP, 2018) [1]. « L’urbain » domine ainsi démographiquement, politiquement et symboliquement les sociétés latino-américaines dans la plupart des pays, avec autant de force qu’il scelle le destin des espaces ruraux, où les problématiques de développement restent encore très aiguës au milieu des années 2020. Cet urbain est classiquement associé aux mégapoles, tantôt inquiétantes dans la lecture tiers-mondiste, comme Rio, Lima ou Mexico, tantôt vitrines du capitalisme triomphant et inégalitaire, comme São Paulo, Santiago du Chili ou Buenos Aires. Toutefois, il recouvre et renvoie de plus en plus aussi à d’autres formes de villes, intermédiaires – Córdoba, Manaus, Panamá, ou Medellín – ou plus petites encore – San José, Chiclayo, Valparaíso ou Piracicaba. Avec une croissance faible et, plus globalement, un poids en léger déclin des très grandes métropoles, l’heure est ainsi, comme dans d’autres contextes, à l’observation des autres villes, « subalternes », du système urbain (Valette, 2021).
Le système urbain, continental, national ou régional, renvoie à un ensemble de villes interdépendantes, à un réseau, avec des lieux de centralité et de polarisation, impliquant une hiérarchie dans l’organisation du territoire. Son étude nourrit l’analyse multiscalaire des villes, alors lues comme des systèmes à part entière, eux-mêmes à lire au sein de systèmes de villes plus larges, permettant références et comparaisons (Berry, 1964). Qu’il s’agisse de définition du fait urbain, d’histoire du peuplement, de lien entre urbanisation et croissance démographique et économique, ou encore d’inégalités sociales ancrées dans les processus de métropolisation, on retrouve à la lecture des systèmes urbains latino-américains, à différentes échelles (emprise spatiale et période considérée), comme à différents échelons (niveaux spatiaux) d’analyse, les similitudes et hétérogénéités des phénomènes géographiques observables (fonctions économiques, sociales et politiques, évolutions, concentration, étalement, interactions) au sein du processus de transition urbaine. Ainsi, il s’agira de s’interroger ici sur la manière dont les systèmes urbains peuvent révéler les liens entre métropolisation et inégalités socio-spatiales dans la région et dans quelques contextes nationaux et locaux, en s’appuyant régulièrement sur l’exemple mexicain, qui servira de fil directeur à la réflexion [2].
Un regard sur le système urbain offre la possibilité de lire des éléments d’organisation des territoires, à une échelle nationale certes, mais aussi de lire les contrastes régionaux et locaux, les dynamiques passées et en cours, et d’approcher la géographie urbaine et quelques enjeux parmi les plus aigus des sociétés latino-américaines [3] : production de logements – entre autoconstruction et immobilier financiarisé –, stratégies des habitants, inégalités socio-spatiales et ségrégation, politiques urbaines, mobilités, liens à l’économie mondialisée.
À travers un suivi des invariants (organisation hiérarchique, disposition des villes dans l’espace) et des lois du changement urbain (régularité du peuplement, spécialisations, métropolisation) (Pumain et al., 2006), la lecture des systèmes de villes permet d’observer, de façon dynamique, la population et la trame urbaines de la région au début des années 2020. Le processus de métropolisation met quant à lui en lumière les originalités fonctionnelles et permet d’esquisser les débats autour de la division socio-spatiale intra-urbaine.
1. Un continent fortement et anciennement urbanisé
En dehors de quelques cités-États et États insulaires, le palmarès mondial du taux d’urbanisation donne à voir une surreprésentation des pays latino-américains : l’Uruguay (96 % de sa population urbaine en 2025), l’Argentine (93 %), le Venezuela (89 %) illustrent par exemple ce constat. Rares sont les exceptions, dans les rangs desquelles on peut citer le Belize ou le Guyana (document 2). L’Amérique latine est un continent de villes (Romero, 1976 ; Théry, 2020), ce qui en fait un théâtre privilégié de l’étude du processus d’urbanisation et des dynamiques urbaines dans leur diversité (Cosio Zavala, Lopez Gareri, 2004 ; Dureau et al., 2014 ; Baby-Collin et al. 2022 ; Pires Negrão, 2021), sur le temps long ou moyen, avec un recul relatif permis par rapport aux conséquences des colonisations et des dynamiques post-coloniales (Bataillon et al., 1991 ; Musset, 2002). Selon Paul Bairoch (1985), l’Amérique latine précolombienne était déjà plus urbanisée (7 %) que l’Europe – à l’exception de l’Italie. Un semis de villes comme centres de sociétés complexes quadrillaient déjà le territoire, à l’image du monde mexica (dont le réseau de villes autour de Tenochtitlan, future Mexico, était la capitale), de la Colombie centrale, ou encore de l’empire inca, voire de l’Amazonie (Rostain, 2021). Cette prégnance relative des villes est encore renforcée et modifiée par la colonisation, malgré le choc microbien, et 15 % de la population est déjà urbaine au début du XIXe siècle (Bairoch, 1985). Si les indépendances ont relativement « retardé » l’industrialisation du continent au XIXe siècle (puissante vectrice de concentration et d’urbanisation), le XXe siècle est synonyme de rattrapage. Comment, aujourd’hui, s’inscrit cette urbanisation en matière de hiérarchie et de réseaux, et quelles urbanisations sont en cours ?
1.1. Lieux de concentration et hiérarchie urbaine : le poids toujours fort des grandes villes
L’image d’Épinal des villes latino-américaines telles que la géographie de la deuxième moitié du XXe siècle les a dépeintes renvoie classiquement aux métropoles incontrôlables, à la croissance rapide et cumulant difficultés sociales et économiques, à l’image de « têtes » des réseaux. Mexico par exemple était ainsi surnommée « la plus grande ville du monde » dans les années 1980 (Bataillon, Panabière, 1988) et a alimenté nombre de fantasmes autour des mégapoles des pays des Suds, avec un développement urbain a priori peu encadré par l’État, concentrant tous les maux du Tiers-Monde de l’époque – pollution, criminalité, pauvreté, urbanisation « informelle » (Rufat, 2006) – effrayante au point d’en mériter le surnom de « monstruopole » (Monnet, 1993). Pourtant, cette analyse est insuffisante. Elle demande d’abord de s’interroger sur les définitions de l’urbain (voir encadré 1). Ensuite, criminalité et pauvreté ne sont pas l’apanage de l’urbain. Enfin, toutes les villes ne sont pas Mexico ; en 2020, on compte 200 villes de plus de 300 000 habitants dans la région, la plus peuplée étant São Paulo avec plus de 22 millions d’habitants (WUP, 2018) (document 2A). Au Mexique, ce sont plus de 400 villes de plus de 15 000 habitants qui sont répertoriées en 2020, avec à leur tête Mexico et ses 22 millions d’habitants également (CONAPO et al., 2018) (document 2B). Au sein de cette diversité et de cette hiérarchie des différents niveaux de villes, dans quels types de villes vivent les Latino-américains ?
Encadré 1. Les définitions de l’urbain : diversité aux échelles régionale comme nationale (Mexique)
Dans le World Urbanization Prospects (WUP) de 2018 utilisé pour comptabiliser les personnes vivant sur un territoire urbain depuis 1950 et pour recenser les villes de plus de 300 000 habitants, si l’on lit classiquement une hétérogénéité des définitions en fonction des contextes nationaux, on retrouve néanmoins les grandes entrées usuelles, basées sur des seuils démographiques, des caractéristiques morphologiques, fonctionnelles, politiques et les équipements en infrastructures considérées comme urbaines.
Document 1. La variété des définitions de l’urbain retenues dans le World Urbanization Prospects de 2018
Pays | Définition |
Argentine | Localités avec 2 000 habitants ou plus. |
Belize | Belize City et toutes les villes |
Bolivie | Localités avec 2 000 habitants ou plus. |
Brésil | Centres administratifs de municipalités et districts, incluant les zones suburbaines. |
Chili | Centres de peuplement avec des caractéristiques urbaines définies, tels qu’un certain public et des services municipaux. |
Colombie | Sièges administratifs avec 2 000 habitants ou plus. |
Costa Rica | Centres administratifs de cantons ou districts, incluant les aires adjacentes avec des caractéristiques urbaines claires comme des rues, services urbains (collecte des ordures, éclairage public) et des activités économiques. |
Équateur | Chefs-lieux des provinces et des cantons. |
Salvador | En 2007, le siège de la municipalité, où résident les principales autorités civiles, religieuses et militaires, et les zones ayant un ensemble continu d'au moins 500 logements, avec un service d'éclairage public, des écoles primaires et secondaires, un service de transport régulier, des rues pavées ou non et des services téléphoniques. |
Guyane française | Unités urbaines de l’INSEE. |
Guatemala | Le municipio du département de Guatemala et les centres officiellement reconnus d'autres départements et municipalités. |
Guyana | Ville de Georgetown (capitale) et 4 autres villes. |
Honduras | Centres de peuplement avec 2 000 habitants ou plus qui répondent également aux critères suivants : service d'eau courante ; communication par voie terrestre (route ou train) ou service aérien ou maritime régulier ; école primaire complète (six classes) ; service postal ou télégraphe ; et au moins l'un des éléments suivants : éclairage électrique, réseau d'égouts ou centre de santé. |
Mexique | Localités avec 2 500 habitants ou plus. |
Nicaragua | Les chefs-lieux des départements, des régions et des municipalités, ainsi que les centres de population de 1 000 habitants ou plus, avec certaines caractéristiques telles que les rues, les services d'électricité, les établissements commerciaux et/ou industriels, etc. |
Panama | Localités avec 1 500 habitants ou plus, présentant toutes ou la plupart des caractéristiques urbaines suivantes : électricité, systèmes d'approvisionnement en eau et d'égouts, routes pavées et accès à des établissements commerciaux, à des écoles secondaires et à des centres sociaux et récréatifs. Certaines localités présentant la plupart des caractéristiques susmentionnées ont été définies comme urbaines même si elles comptaient moins de 1 500 habitants. |
Paraguay | Centres administratifs des districts officiels. |
Pérou | Centres de peuplement avec 100 logements ou plus groupés de manière contiguë et les centres administratifs des districts. |
Suriname | District de Paramaribo (capitale) et le district de Wanica. |
Uruguay | Villes officiellement désignées comme telles. |
Venezuela | Espaces avec 2 500 habitants ou plus. |
WUP, 2018. Traduction de l’auteur.
Dans le seul Mexique, deux définitions coexistent : celle de l’INEGI, Institut national des statistiques et de la géographie ; celle du CONAPO, Conseil national de la population, instance gouvernementale chargée d’études et diagnostics démographiques et territoriaux sous l’autorité du ministère de l’Intérieur mexicain (SEDATU et al., 2018) ; enfin, il existe aussi une définition des métropoles contenue dans les deux premières (SEDATU et al., 2023).
Premièrement, selon l’INEGI, une personne est considérée comme urbaine si elle réside dans une « localité urbaine » dans laquelle résident au moins 2 500 personnes agglomérées. Le niveau « localité » correspond au niveau municipal ou inframunicipal (le maillon du municipe au Mexique étant assez grossier, le pays, grand comme quatre fois la France, compte 2 469 municipios en 2020) et agrège des secteurs du recensement (ensembles d’îlots) appelés AGEB (aires géostatistiques basiques, équivalent des IRIS français). Ce seuil démographique, identique au Venezuela, est un héritage d’un alignement du Mexique sur l’ancien seuil utilisé aux États-Unis, réhaussé à 5 000 habitants en 2023. Selon cette définition, en 2020, on compte 99 millions d’urbains au Mexique, soit 79 % de la population.
Deuxièmement, selon le CONAPO, une personne est considérée comme urbaine si elle réside dans une des villes du SUN, Système Urbain National, constitué de trois types de villes, toutes étant constituées d’une ou plusieurs localités comptant au moins 15 000 hab. Les critères sont ainsi la taille de l’agglomération, une densité minimale (de 2000 hab./km²), le nombre d’unités géostatistiques et/ou administratives, l’intégration socio-économique d’une couronne périurbaine mesurée par les navettes domicile-travail (avec un seuil de 15 % de la population active allant travailler dans la ville centrale pour les populations vivant en périphérie, ou dans l’autre sens, un seuil de 10 % des actifs des zones périphériques venant de la zone centrale), les activités principalement dans des secteurs autres que le secteur primaire, l’accessibilité par la connexion à la ville centrale par des voies carrossables, ou encore la prise en compte des programmes d’aménagement du territoire ou de la spécificité des villes de la frontière (SEDATU et al., 2018). Le SUN est ainsi constitué de zones métropolitaines (ensembles de plusieurs municipalités comptant plus de 50 000 hab.), de conurbations (ensembles de localités sur plusieurs municipalités comptant plus de 15 000 hab.) et de centres urbains (autres configurations). Selon cette approche plus sélective, en 2020, 95 millions de Mexicains résideraient dans 401 villes, soit 76 % de la population.
Troisièmement, depuis octobre 2023, une définition des métropoles a été mise en place, toujours selon un ensemble de critères démographiques, morphologiques, fonctionnels et politiques : la taille de l’agglomération, qui passe à un seuil de 50 000 hab. ou plus ; une densité minimale (2000 hab./km²) ; l’intégration fonctionnelle socio-économique mesurée par les navettes domicile-travail (une couronne périurbaine où au moins 15 % de la population active des municipes « extérieurs » travaille au centre ou où 10% des actifs viennent de la ville centrale) ; des activités économiques (75 % des 15-70 ans travaillent dans un autre secteur que le secteur primaire) ; l’accessibilité à la ville (distance maximale de 15 km par route carrossable à double voie de la limite de la localité centrale ou de sa conurbation) ; et l’absence d’enclave. Trois types de métropoles sont alors définies. Les Zones métropolitaines renvoient à un ensemble de municipes avec un haut niveau d’intégration physique et fonctionnel intermunicipal ; leur population est de plus de 200 000 hab. avec un cœur de l’agglomération (localité centrale originelle) de plus de 100 000 hab. Les Métropoles municipales renvoient à une municipalité seule avec plus de 300 000 hab., avec un cœur de l’agglomération (localité originelle) de plus de 100 000 hab., et une importance politique et économique pour l’État. Enfin, les Zones conurbées renvoient à un ensemble de municipes avec un haut niveau d’intégration physique et fonctionnel intermunicipal et à un cœur de l’agglomération (localité originelle) entre 50 et 100 000 hab. (SEDATU, 2023). Selon cette approche plus sélective, en 2020, 83 millions de Mexicains résident dans 92 métropoles, soit 66 % de la population (Sobrino, 2024).
Document 2. Villes et taux d’urbanisation à l’échelle de l’Amérique latine et à celle du Mexique en 2020
L’Amérique latine reste avant tout un continent de grandes villes. En effet, quand en Europe, en 2020, seulement 9 % de la population urbaine vit dans des villes de plus de 5 millions d’habitants, en Amérique latine, ce sont 21 %, voire, au Mexique, 34 %. En d’autres termes, plus d’une personne urbaine sur 5 vit dans 10 agglomérations (São Paulo, Mexico, Buenos Aires, Rio, Bogotá, Lima, Santiago, Belo Horizonte, Guadalajara et Monterrey) ; 44 % vivent dans une des 70 villes millionnaires (soit 238 millions de personnes). Au Mexique plus spécifiquement, c’est même plus d’une personne urbaine sur 3 qui vit dans une des 3 villes de plus de 5 millions d’habitants (Mexico, Monterrey ou Guadalajara) et ce sont plus de 57 % des urbains qui vivent dans une des 17 villes millionnaires du pays. Cette situation rapproche la région du profil nord-américain, ou encore, de plus en plus, des pays d’Asie, dans le poids occupé par les très grandes métropoles.
Néanmoins, des subtilités et spécificités se détachent. D’un côté, le réseau fortement hiérarchisé donne à voir des situations de primautés urbaines dans nombre de contextes nationaux : la concentration exercée par la première ville de réseaux nationaux dominant largement la hiérarchie, si elle ne constitue en aucun cas une exception latino-américaine, reste lisible dans de nombreux pays (Mexique, Uruguay, Pérou, Paraguay, Argentine, Chili, Costa Rica ou encore Guatemala [4]) où elle a été lue comme un des stigmates des « problèmes de développement » des économies de la région, notamment par les théoriciens de l’École de la dépendance (Quijano, 1971 ; Castells, 1972). De l’autre, la dynamique de métropolisation – qui a tendance à accentuer la concentration dans les villes principales et à favoriser l’étalement urbain en périphérie – renforce aussi un changement d’échelle dans les dynamiques de croissance démographique, aujourd’hui moins favorables aux villes primatiales. Enfin, d’autres configurations sont lisibles au sein des réseaux nationaux, qu’il s’agisse de réseaux dominés par deux villes (Brésil, Bolivie, Equateur, Honduras), voire trois comme en Colombie avec Bogotá, Cali et Medellín.
1.2. Une urbanisation toujours en cours : vers les dernières étapes de la transition urbaine
Bien que particulièrement prégnante et ancienne, l’urbanisation de la région n’en est pour autant pas partout « achevée ». Si entre 2020 et 2025, la croissance du nombre d’urbains en Amérique latine avoisine les 1.5 %/an – bien inférieure aux rythmes africains ou asiatiques (supérieurs à 2), mais bien supérieure à l’Europe ou à l’Amérique du Nord –, celle-ci connaît une tendance d’affaiblissement s’inscrivant logiquement dans les dernières étapes de la transition urbaine. Seuls la Bolivie, Panamá, le Costa Rica, le Guatemala et le Honduras ont une croissance supérieure à la moyenne mondiale de 2 %/an (document 3). La transition urbaine s’est réalisée beaucoup plus rapidement qu’en Europe, mais moins brutalement que dans d’autres Suds, et surtout de manière plus précoce au XXe siècle. En 1950, le continent comptait 64 millions d’urbains ; trois quarts de siècle plus tard, il en compte plus de huit fois plus. Les ressorts de la mise en place du système urbain actuel et de la prégnance de l’urbain dans les sociétés est à lire plutôt à des échelles plus fines, par exemple nationales (encadré 2).
Encadré 2. La transition urbaine au Mexique, emblématique de la région
Alors que le monde devient majoritairement urbain à partir de 2006, c’est en 1960 que le Mexique dépasse la barre des 50 % de population urbaine. Le bouleversement s’opère au XXe siècle : en 1900, on compte 32 villes de plus de 15 000 habitants et un taux d’urbanisation de 10 % avec 1,4 million de personnes urbaines ; en 2000, on est à 366 villes, 62 millions d’urbains, soit 63 % de la population. On peut scinder le processus entre le XXe siècle et l’aube de la décennie 2020, en 3 voire 4 étapes principales (Sobrino, 2011 ; Anzaldo, Barrón, 2005). Entre 1900 et 1940, le peuplement rural reste majoritaire et la croissance urbaine reste relativement lente, bien que de plus en plus forte. Entre 1940 et 1980, le Mexique connaît une croissance démographique accélérée – avec des rythmes annuels proches des 6 % – et un processus de concentration urbaine massive : l’industrialisation du « Miracle mexicain » polarise des activités dans la capitale Mexico – qui concentre 37 % des urbains mexicains en 1980. C’est à cette époque que se construit le discours d’une métropole-capitale au développement urbain non contrôlé, nourri par la polarisation de flux migratoires venus des campagnes : C. Bataillon et L. Panabière écrivaient alors que « chaque jour, le District Fédéral compt[ait] 1650 personnes de plus, 1200 par naissance, 550 par immigration » (1988, p. 68). Ces migrations d’origine rurale suivent en ville une trajectoire centripète (d’abord orientée vers le centre, ses opportunités d’emplois et son parc de logements denses et insalubres, mais bon marché, tel que décrit par Oscar Lewis (1961) dans Les enfants de Sanchez), puis centrifuge (au fil de l’accumulation de capital des ménages et de leurs possibilités d’accéder à un logement plus grand en périphérie), modélisé dans la théorie intégrationniste (privilégiant l’urbanisation et la consolidation de l’habitat informel à son éradication) de John Turner (1968).
Après 1980, la croissance ralentit et les modalités d’urbanisation se diversifient, avec la métropolisation : même si les effectifs continuent à augmenter, les rythmes deviennent modérés, passant de 2 % entre 1980 et 2000 à 1,3 % entre 2000 et 2020, du fait d’une réduction de la croissance naturelle des villes malgré l’inertie, et d’une réduction et d’une réorientation des flux migratoires rural-urbain, anciennement essentiellement orientés vers les trois principales villes du réseau urbain, désormais croissants en direction de pôles urbains moins importants.
La diminution de la croissance s’observe partout en Amérique latine (document 3). Plus les villes sont grandes, plus leur croissance est faible entre 2000 et 2020. Mexico, Santiago, Buenos Aires ou Caracas ont des taux de croissance inférieurs à 1 % par an. Seules Bogotá, Tegucigalpa ou Asunción et dans une moindre mesure Lima dérogent à cette tendance.
Les villes primatiales connaissent ainsi un déclin relatif, masquant pour partie les processus d’étalement urbain, de polarisation de la croissance dans des périphéries lointaines, à l’échelle de grandes régions métropolitaines parfois (comme dans les cas de Mexico ou São Paulo), du fait de l’épuisement des ressources foncières dans les espaces plus centraux. Ce déclin des primautés est présenté comme la conséquence d’un effet centralisateur affaibli des États avec le néolibéralisme, d’économies réorientant les échanges, de politiques de décentralisation, ou encore de conséquences de déséconomies d’agglomération liés aux effets contre-productifs de la concentration (Dureau et al., 2006).
Les croissances sont visibles en dehors des limites administratives des agglomérations et suivent les dynamiques de déconcentration des activités dans les espaces plus lointains, au point d’avoir été décrites comme des « déconcentrations concentrées » (Pinto da Cunha, 2002), restant néanmoins toujours favorables aux villes les mieux arrimées dans les réseaux de la mondialisation. À partir des années 2000, ce sont donc l’expansion spatiale périphérique, la densification simultanée des espaces centraux et péricentraux, et la transformation des espaces construits (via des dynamiques de financiarisation, de gentrification, de consolidation) qui sont les plus marquantes, alimentées par les mobilités résidentielles intra-urbaines (Dureau et al., 2014 ; Di Virgilio, 2014 ; Valette, 2019 ; Ward, Jiménez, 2011).
Document 3. Villes et croissance urbaine en Amérique latine entre 2000 et 2025
En matière de hiérarchie urbaine, quels types de villes ont alors connu les plus fortes croissances sur la période récente ? Ce sont les villes « moyennes et grandes », entre 100 000 et 2 voire 3 millions d’habitants, qui semblent aujourd’hui les réceptacles de la croissance urbaine du continent, qu’il s’agisse d’agglomérations dont l’économie est rendue attractive (et en cela, peuplante) par l’industrie – comme La Laguna, Reynosa au Mexique ou Antofagasta au Chili –, par des dynamiques de fronts pionniers de l’agrobusiness – comme à Porto Velho au Brésil –, par l’industrie touristique – comme à Cancún au Mexique, Florianópolis (Moret, 2019) ou Natal au Brésil, La Serena au Chili ou Cuzco au Pérou – ou encore par la déconcentration des activités des plus grandes métropoles sur des métropoles satellites – comme à Toluca pour Mexico ou Goiânia pour Brasilia. La croissance semble ainsi se rééquilibrer dans le réseau urbain, les villes moyennes et grandes devenant des alternatives à la migration interne, même si les petites villes connaissent une attractivité plus faible, à l’échelle régionale comme à celle nationale (encadré 3). Ainsi, la phase actuelle de la transition urbaine de la plupart des pays latino-américains renvoie à une diversification des systèmes urbains, dont la dynamique n’est plus impulsée par les mégapoles, mais par les villes intermédiaires suffisamment ancrées dans le processus de métropolisation.
Encadré 3. L'exemple mexicain, un cas révélateur des dynamiques récentes
Le cas mexicain permet d’illustrer les grandes tendances récentes latino-américaines en termes de hiérarchie, concentrations et dynamiques d’urbanisation. Le système urbain mexicain met en lumière les structures spatiales du peuplement « en archipel » du pays (Bataillon et al., 1991 ; Musset, 2017), avec ses disparités fortes. Au-delà d’un contraste entre un Nord très urbanisé, mais faiblement peuplé (notamment le long du ruban frontalier de 3 150 km avec ses villes-jumelles), et un Sud moins urbanisé, plus rural, mais densément peuplé, on peut distinguer la région des plateaux centraux le long de la cordillère Néovolcanique, concentrant la grappe principale d’agglomérations, et la péninsule du Yucatán (document 4).
Document 4. Système urbain et croissance urbaine au Mexique
L’observation des villes du Mexique par rang de taille (selon le poids démographique) permet de souligner la poursuite de la concentration urbaine dans les grandes villes d’une part, le déclin relatif de Mexico, ville primatiale, d’autre part. Entre 2000 et 2020, sur les plus de 27 millions d’urbains mexicains « supplémentaires », seul un sur huit habite Mexico. La zone métropolitaine est ainsi passée d’une croissance annuelle de 4,5 % dans les années 1970 à 0,8 % dans la décennie 2010, rassemblant près de 2 urbains sur 5 en 1980 à moins d’un quart aujourd’hui. Les deux autres métropoles en tête du réseau, Monterrey et Guadalajara, poursuivent une croissance soutenue, dans la moyenne nationale, et confirment leur poids grandissant dans le système.
Au Mexique comme dans les autres pays latino-américains, les villes « gagnantes » du réseau sont les villes moyennes et grandes, entre 100 000 et 3 millions habitants, qui enregistrent à la fois les croissances les plus fortes et qui concentrent le plus les nouvelles populations urbaines du pays : si sur la période, encore un quart de la croissance urbaine est aspirée par Mexico, Monterrey et Guadalajara, près des deux tiers le sont par les autres villes de plus de 100 000 habitants dans lesquelles vivent aujourd’hui plus de la moitié des urbains du pays. Les plus fortes croissances mettent ainsi en lumière quatre profils de villes :
- les « satellites » autour de Mexico (Pachuca, Querétaro, Puebla et Toluca) qui bénéficient de la dynamique de métropolisation à l’échelle régionale et de la déconcentration depuis 40 ans des activités industrielles (pétrochimie, automobile, logistique, etc.) et, de plus en plus, aussi des activités de pointe centralisées de Mexico ;
- les grandes agglomérations industrielles et tertiaires du centre et du nord, comme León, La Laguna (Torreón), Guanajuato ou Culiacán ;
- les stations touristiques, qui connaissent les croissances les plus fortes, supérieures à 4, voire 6 % / an, dans le nord-ouest Pacifique, comme à Puerto Vallarta, Mazatlán, La Paz ou Cabo San Lucas, dans la Riviera Maya Caraïbe (Péninsule du Yucatán où une infrastructure ferroviaire lourde – le train maya, un des projets-phares et polémiques de l’administration du Président A.M. López Obrador – renforce l’attractivité depuis 2023), comme à Cancún, Mérida ou Playa del Carmen ;
- d’autres villes intermédiaires, centralités administratives et économiques, notamment des villes du Sud, comme Chilpancingo, capitale de l’État du Guerrero, ou des villes du Chiapas, comme Tuxtla Gutiérrez ou San Cristobal de las Casas.
Par ailleurs, le dynamisme s’affaiblit pour les villes de la frontière nord – Reynosa et Tijuana mises à part –, Acapulco (encore davantage avec les dévastations des cyclones Otis en 2023 et John en 2024), et les villes du Veracruz industriel et pétrolier, comme Coatzacoalcos et Minatitlán. Dans ces agglomérations, les crises conjuguent effets du déclin de spécialisations économiques et conséquences d’un contexte sécuritaire hautement dégradé depuis les années 2000. En effet, le pouvoir économique et politique fort du narcotrafic et l’incapacité de l’État à lutter contre la corruption de ses administrations (notamment judiciaires) ont plongé le Mexique dans une spirale de violence extrême depuis la fin des années 2000. Entre 2005 et 2024, plus de 483 000 homicides ont été enregistrés – dont 52 000 féminicides – faisant passer le taux d’homicides à près de 30 pour 100 000 habitants dans le pays – comme au Brésil –, et même au-delà des 70 dans certains États, comme le Chihuahua ou la Basse Californie (INEGI, 2024). Enfin, la plupart des croissances faibles concernent les petites villes, inscrites dans des systèmes migratoires complexes et où les ressources disponibles en termes d’emplois et de logement sont plus faibles qu’ailleurs, aspirées par la concentration urbaine liée à la métropolisation (Michel, Ribardière, 2016).
2. Un laboratoire de la métropolisation ?
Si la transition urbaine constitue une grille de lecture de la mise en place des systèmes urbains latino-américains, la métropolisation à l’œuvre depuis une quarantaine d’années permet d’analyser la dynamique de concentration des fonctions (notamment de commandement et d’innovation), des richesses et des populations, de manière différenciée en fonction du niveau considéré dans la hiérarchie urbaine. Les très grandes villes sont ainsi à observer dans leurs connexions aux réseaux mondialisés, quand les agglomérations de rang inférieur peuvent polariser d’autres flux de capitaux et de populations, ancrés dans les logiques de spécialisations économiques. Par ailleurs, la métropolisation, en plus d’être liée à un discours, est aussi une manière d’approcher les inégalités socio-spatiales très fortes qui marquent encore le continent, notamment dans ses villes, et les dynamiques d’accumulation, de valorisation, d’expansion urbaine, de réécriture de la ville sur elle-même, aux prises avec la financiarisation de la production urbaine, à grande échelle dans les quartiers centraux vitrines du néolibéralisme, ou plus « ordinaire » dans les péricentres et périphéries populaires en recomposition.
2.1. Concentration des fonctions et des richesses
L’intégration des villes latino-américaines dans l’espace globalisé renvoie à la concentration des flux et des capitaux en un réseau de pôles structurants, couplée d’une déconcentration des activités et des populations dans l’espace proche, impliquant localement une diffusion des centralités, une relative obsolescence du dualisme centre/périphérie et un changement d’échelle dans l’appréhension des modes de structurations socio-spatiales. À titre d’exemple, au début des années 2020, le classement du GaWC (Globalization and World Cities Research Network), ayant pour objectif de classer 525 villes en fonction de l’intensité des contacts mutuels qu’elles entretiennent, témoigne de l’intégration des très grandes villes de la région dans la mondialisation : Mexico et São Paulo sont ainsi catégorisées ville « Alpha », et Buenos Aires et Santiago « Alpha – ». Autre exemple, en 2023, le classement de 48 villes par le GPCI (Global Power City Index), fondé sur 6 dimensions (économie, recherche-développement, interaction culturelle, qualité de vie, environnement, accessibilité) approchées par 70 indicateurs, positionne São Paulo à la 39e place, Mexico à la 43e et Buenos Aires à la 44e (Institute for Urban Strategies The Mori Memorial Foundation, 2024). Ces classements, bien qu’ils soient très critiqués (Robinson, 2005), reprennent l’idée de connectivité dans les réseaux de la mondialisation – dans la pensée de la ville globale de Saskia Sassen (1991) – et s’inscrivent dans le paradigme discuté-adopté pour les villes latino-américaines. L’exemple mexicain peut encore fournir quelques clés pour une compréhension fonctionnelle du système urbain et des spécialisations économiques marquantes pour la concentration des richesses (encadré 4).
Encadré 4. Spécialisations des villes mexicaines : un lecteur de la métropolisation
Mexico concentre encore 28 % du produit intérieur brut urbain du pays en 2018 (IMCO, 2020), 19 % du PIB national en 2022 (INEGI, 2022). Si la déconcentration est clairement visible pour les activités industrielles, d’autres spécialisations, comme la finance et les services supérieurs aux entreprises continuent de privilégier la mégapole – qui reste encore un nœud national et régional incontournable, que les projets d’infrastructures comme le nouvel aéroport de Mexico (AIFA) tendent à renforcer. Néanmoins, une analyse des profils de spécialisations économiques dans l’ensemble du réseau permet de mettre en lumière d’autres dynamiques, toujours favorables aux métropoles : ainsi, une typologie à partir de 20 activités économiques du recensement de 2020 sur les 400 villes mexicaines (document 5) permet d’identifier les systèmes productifs en jeu derrière les dynamiques démographiques.
Document 5. Spécialisations économiques dans les villes du système urbain mexicain en 2020
Outre les spécialisations dans les activités liées à l’agriculture pour les plus petites agglomérations notamment dans le sud du pays, ou encore le cas unique de Mexico, l’industrie dans ses différentes grandes branches reste vectrice de concentration de richesses et de population. C’est le cas :
- de l’électronique pour différentes villes de la frontière nord, avec les maquiladoras, dans la stratégie américaine de nearshoring (externalisation des services des entreprises dans un pays proche), comme à Juárez, Tijuana, Reynosa ou Agua Prieta (Ribardière, 2020) ;
- de l’automobile à Saltillo (avec les usines Chrysler) ;
- du textile à León ;
- ou de l’industrie lourde (mines, pétrochimie, métallurgie) à Tampico, Lázaro Cárdenas, Veracruz ou dans les villes du golfe comme Coatzacoalcos.
Beaucoup de villes diversifient également leurs activités, en termes d’industrie et de services, notamment dans les technologies de pointe, comme à Mexicali ou Monterrey au nord, Querétaro ou Toluca au centre. Les centralités administratives et de services constituent aussi, à des niveaux intermédiaires de la hiérarchie urbaine, des pôles structurants et dynamiques, comme à Oaxaca au sud ou Culiacán dans le nord-est. Enfin, les villes spécialisées dans l’industrie touristique se détachent fortement, autant par la force des activités liées à cette économie (qui représente 9 % du PIB) que par le dynamisme démographique et la polarisation des flux migratoires qui le nourrit, comme à Playa del Carmen, Puerto Vallarta, Cabo San Lucas et bien sûr Cancún.
L’insertion différenciée dans les réseaux de la mondialisation contribue à la fois à la polarisation des capitaux, à l’ancrage des populations et à la production financiarisée de la ville à différentes échelles. Les villes latino-américaines, toujours orientées vers le marketing urbain et la ville « for export » (Prévôt-Schapira, Velut, 2013) restent, comme ailleurs, en prise avec les inégalités sociales violentes liées à la soumission aux forces du marché et à la dérégulation sociale dans un contexte d’émergence économique depuis les années 2000.
2.2. Des villes toujours inégalitaires
Ainsi, la fin de la transition urbaine et la métropolisation n’ont pas été, en Amérique latine comme ailleurs, synonymes de réduction des inégalités socio-spatiales et de la ségrégation. Selon le rapport mondial sur les inégalités dans le monde de 2022 (Chancel et al., 2022), l’Amérique latine reste une des régions les plus inégalitaires au monde : 55 % des revenus sont captés par les 10 % les plus riches (contre 36 % en Europe), 33 % par les femmes ; les 10 % les plus riches détiennent 77 % du patrimoine personnel (contre 58 % en Europe) ; la moitié la plus pauvre ne détient que 1 % de ce patrimoine ; 9 des 20 pays les plus inégalitaires au monde selon l’indice de Gini sont latino-américains. Si la photographie de Tuca Vieira en 2004, montrant Paraisópolis (quartier du centre-ouest de São Paulo) et un immeuble cossu avec des piscines sur les balcons qui domine la favela en contre-bas, a marqué pendant près de 15 ans les manuels scolaires traitant la question (Théry, 2015), la juxtaposition dans l’espace des extrêmes de l’espace social n’est toujours pas une image du passé. Selon la CEPAL (Commission Economique pour l’Amérique latine à l’ONU), en 2022, on compte encore 32 % de pauvres, soit 200 millions de personnes, dont 80 millions en situation de pauvreté extrême. Au Mexique, dans le pays de Carlos Slim, multimilliardaire première fortune du continent, le CONEVAL (Conseil national de l’évaluation des politiques de lutte contre la pauvreté) estime qu’en 2022, 37 % de la population est touchée par une pauvreté multidimensionnelle ; 44 % si l’on considère les seuls revenus.
Sans surprise, cette pauvreté concerne les villes. Plus d’un cinquième de la population vit dans des « bidonvilles » selon ONU-Habitat en 2019. Les termes vernaculaires pour décrire les quartiers « pauvres » sont légion : favelas brésiliennes, barrios de rancho vénézuéliens, barriadas péruviennes, villas argentines, cantegriles uruguayens, colonias populares mexicaines, callampas ou campamentos chiliens. Comme on peut le voir dans les cas de Tlalnepantla à Mexico, Jicamarca à Lima ou Lampa à Santiago (document 6), l’ensemble de ces espaces « populaires », issu d’une crise du logement structurelle, est caractérisé par une « informalité » partielle ou combinée, marquée au moment de leur fondation par la précarité des conditions de logement (souvent autoconstruit), de la tenure, de l’accès aux services de base, par le risque d’éviction par rapport aux plans d’urbanisme, et par la stigmatisation (Gilbert, Ward, 1985). Ces espaces n’en demeurent pas moins extrêmement hétérogènes et systématiquement à analyser de manière dynamique (avec des processus de consolidation, régularisation, densification, valorisation, maturation). À l’opposé, mais plus ou moins à proximité dans l’espace urbain, l’Amérique latine est depuis des décennies marquées par le développement des communautés fermées à destination des classes aisées (Capron, 2006 ; Moret, 2019 ; Hassaine-Bau, 2022), comme dans les quartiers de Santa Fe à Mexico, Miraflores à Lima ou Vitacura à Santiago (document 7). Entre les deux, pour une classe moyenne émergente et une classe populaire intégrée au marché de l’emploi formel, l’Amérique latine urbaine est aussi lieu du développement d’une offre massifiée de logement social, appelé « d’intérêt social », en accession aidée (dans la droite ligne des travaux d’H. de Soto pour promouvoir la propriété pour le plus grand nombre). Dans cette production, l’État se fait facilitateur, depuis les années 1990, de l’accès à un logement formel, en ne gérant que l’accès au crédit (des ménages ayant-droit, ne pouvant exclusivement être que des employés de l’économie « formelle », avec un contrat de travail déclaré, des prestations et des cotisations sociales) pour l’achat d’un bien dont la construction et la promotion sont laissées au privé. Via ce modèle, banques et promoteurs immobiliers construisent des montages financiers complexes et bouleversent l’extension urbaine (Quentin, 2021 ; Ribardière, Valette, 2021 ; Martínez Granados et al., 2024 ; Paquette et Bustos, 2024 ; Paquette et al., 2024) (document 8).
Document 6. La production « populaire » de la ville : une réalité toujours prégnante
Document 6a. Colonia Jorge Jiménez Cantú, Tlalnepantla, État de Mexico, Mexico. Cliché de Jean-François Valette, juillet 2023. Colonies populaires peuplées dans les années 1960-1970 sur les pentes de la Sierra de Guadalupe au nord de Mexico et aujourd’hui consolidées, densifiées et verticalisées parfois (immeubles de plusieurs étages). Certains quartiers ont été connectés en 2022 par la ligne 2 du Mexicable (téléphérique urbain de l’État de Mexico). En 2020, encore 60 % des logements et 64 % de la population résidente de Mexico renvoient à de la production urbaine « informelle » (Connolly, Castro, 2024). |
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Document 6b. Campamento Bátuco, Lampa, Santiago, Chili. Cliché de Jean-François Valette, décembre 2022, lors d’un terrain avec Maria Paz Trebilcock et Nasser Rebaï. Campamento dans le périurbain nord de Santiago, peuplé à partir de 2016, de travailleurs chiliens précarisés d’une part, devenus très nombreux après la crise du covid-19, de migrants haïtiens d’autre part. Après l’éradication violente des callampas (champignons), bastions de la gauche sous Pinochet, le Chili « redécouvre » l’habitat informel de masse dans les années 2010. Pour une rétrospective des politiques de logement au Chili, voir la vidéo de l’INVI (2019). |
Document 6c. Barriada, Jicamarca, Lima, Pérou. Cliché de Jean-François Valette, août 2015, au cours d’un terrain avec Evelyne Mesclier et Alicia Huamantinco. Barriada issue d’invasions et de trafics de terrains (occupation illégale, parfois légitimée à postériori, mais de manière non systématique) dans le nord-est de Lima. Sur des terres d’une « communauté paysanne » (qui ne sont plus inaliénables depuis la Constitution de 1993), des nouveaux habitants ont, de manière éparse, entamé des démarches de titrement. Si l’électricité est partiellement installée en 2015, la connexion aux réseaux d’eau et d’assainissement est inexistante. |
Document 7. La production résidentielle pour catégories aisées : les lieux de la domination
Document 7a. Vitacura et Las Condes, Santiago, Chili. Cliché de Jean-François Valette, décembre 2022. Communes du « cône oriental de richesse » de la métropole, vues depuis la Costanera, cœur du CBD de Santiago, surnommé « Sanhattan », par contraction de Santiago et Manhattan. Centre financier de rang continental, le quartier est aussi le lieu de résidence des catégories aisées de la capitale. |
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Document 7b. Lomas Santa Fe, Cuajimalpa, Ciudad de México, Mexique. Cliché de Jean-François Valette, novembre 2024. Centre commercial Santa Fe vitrine de luxe destinée aux classes aisées, et résidences verticales de standing dans les lomas (collines) de l’ouest de Mexico. |
Document 7c. Malecón et mall Larcomar, Miraflores, Lima, Pérou. Cliché de Jean-François Valette, août 2015. Quartier péricentral riche et littoral de Lima avec, là aussi, un centre commercial destiné aux classes aisées. |
Document 8. Production urbaine massifiée pour classes moyennes inférieures
Document 8a. Jardines de Magnolias, Zumpango, État de Mexico, Mexique. Cliché de Jean-François Valette, juillet 2024, pendant un terrain avec Antonine Ribardière. Lotissement de logements d’intérêt social construit en 2017, fait de petites maisons mitoyennes exiguës (entre 30 et 40 m²) pour familles nucléaires, situé à 3 heures de transport en commun du centre de Mexico encore en 2024. Entre 2000 et 2025, la construction de plus de 855 000 logements a été autorisée, pour une population potentielle de près de 3,7 millions de personnes (SEDUYM, 2025). Cette production sous la forme de grands ensembles résidentiels correspond à 12 % des logements et de la population de Mexico en 2020 (Connolly, Castro, 2024). Pour un aperçu des conditions de vie des résidents, voir la vidéo d’Arnold et al. (2018). |
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Document 8b. Portal de Robles Oriente, Ciudad Juárez, Chihuahua, Mexique. Cliché de Jean-François Valette, juillet 2023, au cours d’un terrain avec Leticia Peña Barrera et Antonine Ribardière. Lotissement de logements d’intérêt social au sud-est de Ciudad Juárez, construits pour les travailleurs des maquiladoras, marqués ici aussi, par l’étroitesse des constructions, la basse qualité des matériaux, l’éloignement des centralités, la vacance, voire l’abandon. |
Document 8c. Bajo la Mena, Puente Alto, Santiago, Chili. Cliché de Jean-François Valette, décembre 2022, lors d’un terrain avec María Paz Trebilcock et Nasser Rebaï. Ensemble de logements sociaux construits et vendus par le privé dans la banlieue sud de Santiago, dans la lignée de la promotion immobilière impulsée par les politiques de Pinochet dans les années 1980 – 1990 : les logements sont petits (36 m²) et éloignés du centre (2 heures de transport en commun). |
À l’échelle des villes, la production urbaine a pu être analysée à travers le prisme de la ville duale, « corporative fragmentée » (Santos, 1990), de la dépendance, de la fragmentation socio-spatiale, ou encore de la mise en place d’archipels urbains dans des villes privatisées (Janoschka, 2002 ; de Mattos, 2010), avec des îles (de richesse, de précarité, de production, de commerce) plus ou moins connectées entre elles (dans une « mer » populaire et moyenne) et des groupes sociaux en conflit pour le territoire urbain, à l’origine d’ordres urbains structurant les lignes de la division sociale de l’espace à plusieurs échelles (Duhau, Giglia, 2008). L’Amérique latine a en cela une longue histoire de la séparation physique des groupes sociaux, renforcée avec la colonisation, même si les niveaux de ségrégation socio-spatiale ne sont pas aussi extrêmes que ceux observés aux États-Unis ou en Afrique du Sud. En un siècle, les grilles de lecture des sciences sociales pour appréhender cette ségrégation ont évolué.
Premièrement, depuis le modèle structuraliste compact de Borsdorf (ville compacte organisée autour d’un espace central des élites) et les modèles régionaux hérités de l’École de Chicago comme ceux de Griffin et Ford (1980) ou de Deler dans les années 1970 (montrant une division radioconcentrique et sectorielle autour d’un centre mixte devenu CBD et des axes de développement bien identifiés), on est passé à des modèles plus complexes et multipolaires. Deuxièmement, la diffusion d’un modèle urbain archipélagique – lié, dans un premier temps, aux dynamiques de fermeture résidentielle et de séparation des infrastructures pour les catégories aisées puis, dans un second temps, à la diffusion du modèle du lotissement financiarisé pour classes moyennes inférieures répondant aux seules logiques d’opportunité foncière – rend compte de la complexification des schémas de division socio-spatiale. Les inégalités économiques sont renforcées, mais les proximités socio-spatiales se multiplient. In fine, les modèles de division, développés à la suite de ces analyses quantitatives ou qualitatives, ont participé à la lecture synthétique de l’espace urbain (Valette et al., 2022). À Mexico comme à Santiago, c’est un gradient radioconcentrique et une division est-ouest très marquée, quels que soient les indicateurs retenus (document 9) ; à Lima, ou São Paulo, le gradient radioconcentrique l’emporte, tandis qu’à Bogotá, c’est une division nord-sud qui est marquante.
Document 9. Trois exemples de division sociale de l’espace métropolitain latino-américain : Mexico, Lima, Santiago
À Mexico, plus la localisation est périphérique, plus les surreprésentations d’indicateurs de pauvreté sont marquées. Au gradient radioconcentrique s’ajoute la nette opposition entre un ouest-sud-ouest favorisé (organisé en trois axes partant du centre, un allant vers Coyoacán via l’avenue Insurgentes, un vers le CBD excentré de Santa Fe via le Paseo de la Reforma, et un vers Ciudad Satélite) et un est-nord-est populaire (qu’il s’agisse des fronts d’urbanisation précaire – comme Valle de Chalco, Chimalhuacán, Iztapalapa ou Ecatepec – ou du nord plus composite avec des lotissements de logements sociaux – comme à Tecámac). |
À Lima, une structuration en cônes de développement décline un gradient radioconcentrique le long des vallées, autour du centre historique composite et du centre-sud favorisé – qu’il s’agisse du CBD de San Borja, San Isidro ou La Molina, ou de quartiers péricentraux aisés comme Miraflores ou Barranco. Dans les banlieues, l’extension s’est faite le plus souvent sous la forme de quartiers dont les mécanismes de construction ont été portés par des organisations sociales sur des terrains publics, comme à Villa El Salvador dans le sud (Metzger et al., 2014). |
Autour d’un centre composite, l’opposition entre un cône oriental de richesse (du péricentre de Providencia jusqu’aux contreforts des Andes à Las Condes en passant par le centre financier de Vitacura – CBD du Costanera Center) et un ouest globalement industriel et défavorisé (Maipú, Pudahuel) est marquante. Là encore, la position périphérique est associée à des surreprésentations de vulnérabilité, comme à Puente Alto au sud, ou au-delà des limites du Gran Santiago. |
2.3. Vers une complexification de la ségrégation ?
La division sociale de l’espace urbain latino-américain se complexifie, et la ségrégation devient ainsi plus difficile à mesurer dans des villes que Pedro Abramo s’amuse à décrire comme « com-fusas », confuses par contraction de compactes et diffuses (Abramo, 2008). Ainsi dans les modèles plus récents, les échelles se réduisent et les évolutions de l’intensité de la ségrégation (dans le sens d’une réduction ou d’une aggravation) sont difficiles à lire (Rubalcava, Schteingart, 2012 ; Sabatini, 2003 ; Le Roux, 2017). Depuis une vingtaine d’années, c’est la grille de la financiarisation qui fait consensus pour mieux comprendre la dimension spatiale des processus de division sociale en cours (David et Halbert, 2013 ; de Mattos, 2016 ; Rolnik, 2019 ; Salinas, 2019 ; Fuster-Farfán, 2021). Derrière ce dernier processus se jouent la raréfaction de la ressource foncière dans les espaces urbains et à proximité, la mercantilisation du logement, les réformes de l’industrie bancaire et la mise en place de montages financiers complexes entre États, banques – dont le poids va croissant avec la bancarisation des sociétés latino-américaines – et promoteurs immobiliers. La spéculation induite par la financiarisation a clairement entraîné un processus de densification et verticalisation des centres et péricentres des métropoles latino-américaines (document 10) du fait de la valorisation du foncier et de l’immobilier (de bureau et résidentiel). Ces dynamiques nourrissent depuis la décennie 2000 une nouvelle vague d’étalement urbain dans les périphéries – à l’opposé des discours sur la ville compacte pourtant promus (objectifs du développement durable – ODD11), ou encore, des nécessités de cohérence dans la planification métropolitaine. En réaction, se développent aussi des stratégies de luttes et de résistance remobilisant le concept de droit à la ville (Prévôt-Schapira et Souchaud, 2013 ; Quentin et Michel, 2018 ; Tchekote et al., 2021).
Document 10. Plus haute, plus dense, plus chère la ville : changements visibles depuis la décennie 2010
Un boom immobilier est visible dans une majorité des villes du monde depuis les années 2010. En Amérique latine, parmi les exemples les plus spectaculaires, São Paulo a connu, depuis une loi de 2014 promouvant la densification, une fièvre de la construction et une verticalisation (Théry, 2016). Mais le phénomène s’observe partout dans la région.
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10a. Verticalisation des quartiers d’affaires à Mexico : évolution du paysage urbain de Reforma entre 2009 et 2023. Clichés de Jean-François Valette. Dans une ville traumatisée par les effondrements d’immeubles lors du séisme de 1985 et dont la skyline est longtemps restée relativement plate, la décennie 2010 a apporté des changements spectaculaires : en 2009, on ne distingue que quelques tours, dans ce qui est pourtant un corridor des affaires (Reforma) reliant le centre aisé de Mexico à son quartier d’affaires excentré construit dans les années 1990, dans l’ouest, à Santa Fe. Parmi elles, la Torre Mayor. En 2023, se sont ajoutés aux paysages de nombreux gratte-ciels de bureau dans le quartier, notamment les tours Reforma, Chapultepec Uno, Cuarzo, BBVA-Bancomer ou Punta Reforma. Partout dans Mexico le long d’axes de richesse, dans la décennie 2010, les tours ont poussé, notamment résidentielles de luxe (à l’image du complexe Mítikah et ses 267 m de hauteur et 62 étages). |
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10b. Verticalisation du péricentre résidentiel à Mexico. Cliché de Jean-François Valette, décembre 2024. Le quartier de la Narvarte dans le péricentre sud de Mexico est marqué depuis la fin des années 2000 par une forte gentrification. Parcelle après parcelle, le vieux tissu urbain d’habitat individuel (R+1, à droite) est mité puis remplacé par des opérations immobilières de petits collectifs résidentiels (R+3, à gauche), à l’origine d’une densification du bâti, d’une valorisation très forte et d’un processus d’éviction des ménages populaires. |
10c. Verticalisation du péricentre populaire à Santiago. Cliché de Jean-François Valette, décembre 2018, lors d’un terrain avec Loreto Rojas et Antonine Ribardière. Le quartier péricentral de Estación Central à Santiago, historiquement celui de la gare, a été métamorphosé durant la décennie 2010 par la promotion immobilière résidentielle destinée aux classes moyennes. En termes de morphologie, le bâti ancien sur 1 ou 2 niveaux laisse la place à des barres et des tours de parfois plus d’une trentaine d’étages où les problèmes de gestion des espaces communs et des copropriétés sont lourds, au point de parler d’une nouvelle « précarité verticale » (Rojas Symmes, 2019). |
Dans cette dynamique déjà ancienne de complexification, une première grande tendance renvoie à l’installation de ménages plus aisées dans les périphéries populaires (Dureau, 2000 ; Sabatini, 2003 ; Montejano et al., 2018 ; Valette, 2019). Cette dynamique est liée à la raréfaction des ressources foncières, aux prix immobiliers prohibitifs dans les centres et péricentres revalorisés, à l’attractivité nouvelle de certains espaces (centres commerciaux, transports), aux effets de la consolidation aboutie (liée à ce qui est surnommé le churn [5]) et à l’amélioration du logement et des équipements. Cette recomposition socio-spatiale peut aussi être liée à la paupérisation des classes moyennes obligées de s’installer en périphérie moins valorisée, ou encore, à la décohabitation des jeunes ménages populaires ayant connu une ascension sociale à proximité de la famille (Dureau et al., 2006 ; Cosacov et al., 2018 ; Camargo, 2023 ; Ward, 2023). À l’inverse, des retours dans l’informalité s’observent parfois, pour des situations informelles initiales pourtant régularisées, mais où le suivi juridique des héritages des générations post-pionnières n’est pas toujours assuré (Ward, 2008). Les échelles de la ségrégation se font alors plus fines : la valorisation du sol dans les quartiers populaires peut déboucher sur une juxtaposition spatiale 1) de populations parfois éloignées sur l’échelle sociale, 2) de productions urbaines aux mécanismes différents. Les périphéries sont ainsi aussi le réceptacle de nouvelles générations d’habitants venant pour une partie résider dans les grands ensembles de logements sociaux de la promotion immobilière privée qui construit au plus bas coût pour des populations parfois à peine solvables ; l’arrivée des classes moyennes dans ces espaces périurbains contribue alors à morceler la géographie sociale locale et conduit à des compétitions accrues pour l’accès au foncier, aux services publics (et plus généralement à la prise en charge par l’État) et aux ressources élémentaires comme l’eau (Bercegol et al., 2023, Beuf, 2012). À Zumpango, dans le nord de Mexico, dans les différents parcs résidentiels destinés aux classes populaires, on distingue aussi bien les différenciations internes aux productions classiques (colonies populaires), internes aux grands ensembles de logements sociaux (souvent plus marqués par la vacance que les colonies populaires, car trop loin des bassins d’emploi), et entre les deux productions (document 11). En conséquence, on assiste à une relégation des plus pauvres encore plus loin. Dans l’ensemble, dans les périphéries populaires, si la proximité de groupes sociaux différents suggère une diversification socio-spatiale et une relative réduction des indicateurs de ségrégation socio-démographiques, à grande échelle, l’accès au foncier (plus rare et plus cher) d’un côté, celui aux ressources urbaines de l’autre (par la dilatation des espaces de mobilité dans les périphéries) tendent à renforcer les inégalités sociales et à voir leur inscription à une échelle micro-locale (îlots, parcelles, ménages).
Document 11. Échelle fine de la division sociale de l’espace : exemple d’une périphérie de Mexico, entre production résidentielle « populaire » et « formelle »
La zone de Zumpango dans le nord de Mexico témoigne de division sociale de l’espace à l’échelle fine. Avec la construction de grands lotissements de logements sociaux depuis les années 2000, le municipe est passé de 100 000 à 280 000 habitants entre 2000 et 2020. Le cœur des anciens villages, à commencer par le centre de Zumpango, correspond à des zones moyennes, voire moins touchées par la pauvreté. Leurs périphéries, issues de la production populaire, témoignent d’une pauvreté parfois marquée, tranchant avec les nouveaux lotissements, eux, plus marqués par la jeunesse de la population et la vacance des logements pour les plus excentrés de la tache urbaine. À l’intérieur de ces lotissements néanmoins, plusieurs configurations sont lisibles : des zones moins touchées par la pauvreté d’un côté (comme à Villas 2000) ; de l’autre, des zones au contraire très marquées par la pauvreté, comme dans les secteurs nord de Santa Isabel, où le promoteur n’a même pas terminé les maisons, ou encore à Santa Fe (Homex) à l’est.
Une seconde dynamique incontournable renvoie aux contacts toujours plus conflictuels liés à la « mixité dans les centres ». Si la proximité de groupes sociaux différents a toujours été prégnante dans les centres latino-américains (par le creuset de l’accès à l’emploi), des divisions profondes marquent leur structuration depuis une trentaine d’années. L’exacerbation des ségrégations est à relier aux dynamiques de redensification liées aux politiques de rénovation et réhabilitation des centres historiques dans la plupart des agglomérations. La gentrification, parfois spectaculaire, qui accompagne ces retours aux centres des capitaux et des catégories aisées, est un thème ancien (Delgadillo et al., 2015, Janoschka et al., 2014 ; Díaz, 2019 ; Jacquot, 2021), mais elle prend de l’ampleur avec le phénomène de financiarisation de la production immobilière, notamment celle liée à l’accueil de touristes. La rentabilité de cette dernière concurrence au point de faire disparaître l’offre résidentielle abordable (particulièrement locative) pour les populations anciennement résidentes. La relative prédation de cette offre liée au développement de plateformes, dont Airbnb est le modèle, conduit à la hausse spectaculaire des loyers et, ce faisant, à une expulsion des catégories populaires : par exemple, entre 2019 et 2022, le promoteur mexicain Trovit estime que les loyers ont augmenté entre 57 et 200 % à Mexico. Dans la même ville, la décision de la mairesse de l’époque, Claudia Sheinbaum – devenue en 2024 présidente du Mexique –, de faire alliance avec l’Unesco et Airbnb pour la promotion de la ville comme capitale du tourisme numérique afin d’attirer les digital nomads (cadres supérieurs internationaux pouvant télétravailler dans un pays étranger où la vie est moins chère), a été à l’origine de contestations et de manifestations d’ampleur contre la spéculation immobilière. Cette gentrification-valorisation débouche sur des tensions et des mouvements de lutte sociale (document 12), car la hausse des loyers s’accompagne d’une augmentation des prix des commerces, des services, de la pression fiscale, et surtout d’expulsions massives de locataires.
Dans les périphéries comme dans les centres, c’est bien le changement d’échelle de la ségrégation, davantage qu’une variation d’intensité, qui est remarquable (Dureau et al., 2006). Néanmoins, les grandes lignes de division sociale des agglomérations se maintiennent comme substrat de base sur lesquelles s’écrivent les dynamiques de densification, de gentrification comme d’étalement, qui contribuent à des différences d’accès aux ressources urbaines toujours plus marquées, pas toujours assez bien restituées par l’approche par la fragmentation ni par les indices de ségrégation.
Document 12. Gentrification et valorisation des centres : tensions dans l’hypercentre de Mexico
À proximité de lieux touristiques emblématiques du centre (Bellas Artes, Garibaldi et ses mariachis, Zócalo, musées, etc.), la colonia Centro, historiquement mixte, voire populaire, connaît une spéculation massive depuis la décennie 2000, au point de parler de « cartels immobiliers », nourrissant une gentrification excluante, mais aussi contestée par des groupes politiques de résidents, comme l’atteste ce message : « nous exigeons un logement digne. SOS. Non à la gentrification. Halte aux expulsions ». Cliché de Jean-François Valette, juillet 2023, au cours d’un terrain avec Antonine Ribardière.
Conclusion
Dominés par les très grandes villes, en prise avec des dynamiques plurielles et complexes, les systèmes urbains latino-américains, qu’on les observe à l’échelle continentale comme à celle des pays, se sont principalement construits au moment de la transition urbaine du XXe siècle. Toutefois, leur pouls répond aujourd’hui aux tendances lourdes de l’économie mondialisée (tourisme, industrie du nearshoring américain, et financiarisation en premier lieu) qui renforcent le processus de métropolisation. La concentration qui a concouru à une diffusion de situations de primautés urbaines laisse aujourd’hui la place à une dynamique qui, si elle ne place pas les grandes métropoles dans l’ombre, met en lumière d’autres grandes villes. Cette apparente redistribution participe à reproduire les grands déséquilibres régionaux à toutes les échelles et la ségrégation socio-spatiale interne aux villes, dans un continent qui reste profondément inégalitaire.
[2] Ce choix est lié au fait que la prétention à l’exhaustivité des terrains serait vaine à l’échelle d’une région aussi vaste d’une part, que le Mexique fait l’objet d’un travail de terrain et d’une relative connaissance empirique de l’auteur depuis 2009 d’autre part. Par ailleurs le plus grand et le plus peuplé des pays de la région, le Brésil, fait déjà l’objet de nombreuses publications sur Géoconfluences.
[3] Il ne s’agit pas ici de revenir sur le caractère intrinsèquement pluriel de cet ensemble, dont les fondements historiques et géopolitiques le présentant dans une unité toute contestable sont appréhendés notamment dans les littératures historiques et géopolitiques sur la région.
[4] À titre d’illustration, l’indice de Jefferson est égal à 4 au Mexique, comme au Guatemala ou au Costa Rica ; il est de 7 au Chili, de 10 en Argentine et au Paraguay, voire de plus de 11 au Pérou ou en Uruguay – quand il est proche de 6 en France.
[5] Churn : terme issu de la contraction de change et turn faisant référence aux mobilités intra-urbaines caractérisant la consolidation et la maturation de périphéries populaires nées dans l’informalité ; la génération de pionniers vieillissant, la population change, par superpositions générationnelles d’une part, par turnover et remplacement de populations résidant auparavant dans d’autres quartiers de la ville d’autre part.
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : densification | financiarisation | fragmentation urbaine | hiérarchie urbaine | mégapoles | métropolisation | néolibéralisme | primauté | quartier informel | ségrégation | transition urbaine | Suds | système urbain | verticalisation.
Jean-François VALETTE
Maître de conférences en géographie. Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. UMR 7533 CNRS LADYSS.
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Jean-François Valette, « Systèmes urbains latino-américains : une approche de la métropolisation et des inégalités sociales », Géoconfluences, juin 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/amerique-latine/articles-scientifiques/systemes-urbains-latino-americains-metropolisation-inegalites-sociales