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Carte à la une. En mer de Chine méridionale, le jeu politique de l’interprétation du droit de la mer

Publié le 17/06/2024
Auteur(s) : Frédéric Lasserre, professeur de géographie, directeur du Conseil québécois d’Études géopolitiques (CQEG), titulaire de la Chaire en Études indo-pacifiques - Université Laval, Québec
Olga Alexeeva, sinologue, professeure d'histoire de la Chine - Université du Québec à Montréal (UQÀM)

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Les revendications chinoises en mer de Chine méridionale, qui font couler beaucoup d'encre, se matérialisent par une représentation cartographique devenue un symbole, une ligne discontinue en neuf, puis dix tirets. Le contenu concret de cette revendication n'est jamais précisé par la Chine, bien que sa présence militaire et ses concessions pétrolières dans cet espace maritime ne laissent planer aucun doute. Les autres États riverains, eux, ont adopté une stratégie légaliste qui contraint la Chine à préciser les contours de ses revendications devant les instances internationales.

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Document 1. Revendications de ZEE et d'extension au plateau continental, en mer de Chine méridionale

 

Des tensions importantes ont à nouveau émergé en 2023 en mer de Chine méridionale (ou mer de Chine du Sud) entre la Chine et les Philippines, autour du récif Scarborough, longtemps occupé par Manille et ravi par les forces chinoises en 2012, et autour du récif Second Thomas, où est basée une petite garnison philippine que tentent de ravitailler des navires philippins. Le but des manœuvres chinoises semble être d’asphyxier les positions philippines afin de les déloger et d’établir davantage de garnisons militaires sur les îles comme autant de marqueurs de souveraineté. Avec l’entrée en vigueur de la CNUDM (Convention des Nations Unies sur le droit de la mer) en 1994, la rivalité s’est déplacée vers l’affirmation des droits des États sur les espaces maritimes. Le discours des protagonistes a évolué, non pas tant en ce qui concerne la légitimité de leurs revendications sur les îles, mais plutôt sur la légitimité et la nature juridique des espaces maritimes revendiqués. La Malaisie (1983, 2009), le Vietnam (1994, 2009), les Philippines (2009) ont développé des analyses de l’article 121 de ladite convention selon lesquelles les îles des Spratleys ne seraient que des rochers et non des îles à part entière, ce qui n’ouvrirait pas droit à une zone économique exclusive (ZEE), avec comme conséquence indirecte de nier cette possibilité à la Chine.

En mer de Chine du Sud, on observe ainsi depuis 2009 une tendance à la redéfinition des espaces maritimes de la part des protagonistes. Auparavant, si les États avaient affiché des revendications sur des espaces maritimes et si celles-ci étaient parfois représentées sur des cartes, leurs définitions manquaient souvent de clarté et de justification légale. Jusqu’en 2016, la revendication chinoise en mer de Chine du Sud reposait sur la ligne dite des neuf tirets (encadré 1).

 
Encadré 1. La « ligne des neuf traits », la « ligne des dix tirets » ou la « ligne discontinue »

Entre 1949 et 2016, la revendication chinoise en mer de Chine du Sud reposait sur la ligne dite « des neuf tirets » [九段线]. L’expression, utilisée par les médias chinois, les chercheurs ou les chancelleries des autres État, n’est jamais utilisée officiellement par la Chine, qui appelle ce tracé la « ligne discontinue » [断续线]. Le tracé de la ligne, lui, a été officialisée dans une Note verbale envoyée en 2009 à la Commission sur les Limites du Plateau Continental des Nations Unies. Entre 2000 (accord avec le Vietnam sur le golfe du Tonkin) et 2013, année où est apparu sur les cartes chinoises un dixième trait à l’est de Taïwan, neuf traits matérialisaient la revendication chinoise sur les cartes. Cette ligne tiretée revendique implicitement un vaste espace maritime (environ 90 % de la mer de Chine du Sud) à l’aide de neuf tirets, puis dix, sans que le sens de cette limite n’ait jamais été précisé. Le flou juridique de cette ligne a été critiqué à la fois en termes de portée (quelle est la nature de l’espace maritime englobé ?) et de légalité (sur quelles bases repose ce tracé ?).


 

La requalification, par les protagonistes d’Asie du Sud-Est, des îlots de mer de Chine du Sud comme des rochers ne pouvant générer de zone économique exclusive ni de plateau continental étendu pourrait être interprétée comme une manœuvre politique contre la Chine. En effet, en reformulant leurs revendications afin de les rendre plus conformes avec le droit de la mer et en se positionnant ainsi comme des partisans du respect de la légalité internationale, quitte à réduire l’ampleur des espaces maritimes qu’ils revendiquent, il se pourrait que ces États s’efforcent de souligner, par contraste, le caractère manifestement illégal et inacceptable des revendications de la Chine. Ainsi, sans avoir jamais officiellement promulgué la limite de sa zone économique exclusive, le Vietnam a fait apparaître une limite à l’est de son territoire dans un document soumis en 2009 auprès de la Commission pour les Limites du Plateau Continental, qui implique que la ZEE vietnamienne n’est définie qu’à partir des côtes du pays et non pas des îles des Paracels et des Spratleys. De même, les espaces pétroliers proposés aux enchères par Hanoï semblent respecter une limite implicite de 200 milles marins à partir des côtes vietnamiennes, ignorant ainsi tout espace maritime à partir des Paracels ou des Spratleys.

Cette évolution des discours juridiques du Vietnam, des Philippines et de la Malaisie cible précisément la ligne des neuf tirets qui matérialise la revendication chinoise en mer de Chine du Sud. Cette ligne englobe la plus grande partie de cette étendue maritime. Elle a été rendue publique pour la première fois en 1935, mais la plupart des chercheurs mentionnent une première apparition officielle entre 1946 et 1948, dans un atlas créé pour les autorités nationalistes du Guomindang, avant d’être reproduite par le gouvernement communiste de la République populaire en 1949. Une grande incertitude demeure sur ce que représente en fait cette ligne des neuf tirets, car la Chine ne l’a jamais expliqué, malgré les demandes répétées des États voisins, ce qui les a de plus en plus irrité et a poussé les Philippines, en avril 2013, à déposer une plainte formelle auprès du Tribunal sur le Droit de la mer. Le Tribunal sur le Droit de la mer, responsable du règlement des différends sur les enjeux maritimes, a saisi la Cour permanente d’Arbitrage pour administrer la cause. Celle-ci a rendu un verdict le 12 juillet 2016, donnant largement raison aux Philippines : les îlots des Spratleys ne peuvent entretenir de vie économique propre et ne sont donc, aux yeux de l’article 121 de la Convention sur le droit de la mer, que des rochers ne disposant que d’une mer territoriale de 12 milles nautiques, mais pas d’une ZEE ni d’un plateau continental.

Document 2. Revendications de la Chine en mer de Chine méridionale, d'après la vision officielle des autorités chinoises

revendication de la Chine en mer de chine du sud

 

La Chine a rejeté les conclusions de la CPA, mais a pourtant adapté son discours (document 2). Désormais, Pékin ne fait plus fait référence à des groupes d’îles considérées dans leur individualité, ni à la ligne des neuf tirets dont la signification n’avait jamais été précisée, mais à quatre archipels qui seraient les unités de base du discours juridique chinois. À travers cette évolution, sans reconnaître le verdict de la CPA de 2016, la Chine évacue le concept d’île, fragilisé par l’arbitrage puisque la Cour ne leur accorde aucun droit à une ZEE dans les Spratleys, pour y substituer celui d’archipel qui lui, dans le discours officiel, permettrait de générer les espaces maritimes du droit de la mer à partir de lignes de base regroupant les îlots.  Il n’est pas certain du tout que ce raisonnement puisse passer le test de la légalité car la Convention sur le droit de la mer ne prévoit pas d’espace maritime généré par des archipels : l’unité de base demeure la terre ferme ou une île, mais pas un groupe d’îlots. Les joutes d’interprétation du droit international ont encore de beaux jours devant eux en mer de Chine méridionale.


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Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : convention de Montego Bay (CNUDM) et droit de la mer | frontières maritimes | ligne de base | ligne en neuf tirets | plateau continental | zone économique exclusive (ZEE).

 

Le texte et la carte reprennent en partie une publication des mêmes auteurs sur Diploweb : « Mer de Chine du Sud : les interprétations du droit international, un outil d’influence politique ? », 17 janvier 2024.

Frédéric LASSERRE
Professeur de géographie, directeur du Conseil québécois d’Études géopolitiques (CQEG), titulaire de la Chaire en Études indo-pacifiques - Université Laval, Québec

Olga V. ALEXEEVA
Sinologue, professeure d'histoire de la Chine - Université du Québec à Montréal (UQÀM)

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Frédéric Lasserre et Olga Alexeeva, « Carte à la une. En mer de Chine méridionale, le jeu politique de l’interprétation du droit de la mer », Géoconfluences, juin 2024.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/mer-de-chine-meridionale

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