Les forêts dans le monde, des milieux anthropisés : un état des lieux

Publié le 14/09/2023
Auteur(s) : Arthur Guérin-Turcq, doctorant en géographie - Université de Lyon

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Le mot forêt regroupe plusieurs biomes et recouvre une très grande diversité d'écosystèmes. La plupart de ces écosystèmes sont anthropisés et même habités au sens géographique du terme : ils sont pratiqués au quotidien par des populations humaines. Derrière le mythe de la forêt vierge se cache en réalité un grand nombre de pratiques, parfois invisibilisées par les périmètres de protection imposés de l'extérieur.

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Selon l’Inventaire Forestier National, « la forêt est un territoire occupant une superficie d’au moins 50 ares (5000 m2) avec des arbres pouvant atteindre une hauteur supérieure à 5 mètres à maturité in situ, un couvert boisé de plus de 10 % et une largeur moyenne d’au moins 20 mètres. » Cette définition est celle adoptée au niveau international (par la FAO par exemple) et utilisée entre autres par l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN). Cette appréciation de la forêt pose des questions sémantiques qui masquent la nature éminemment sociale de la forêt. À rebours d’une vision technique des espaces forestiers, nous présentons la forêt comme un objet géographique, entité spatiale cohérente et complexe à la croisée entre sciences humaines et sciences naturelles. L’article vise ainsi à dresser un tableau général et synthétique des forêts dans le monde. Pour cela, nous procédons en trois parties, chacune expose un rapport particulier des sociétés humaines à leurs espaces forestiers : la compréhension, l’exploitation et la protection.

 

1. Décrire les milieux forestiers

Les forêts dans le monde recouvrent un peu plus de 4 milliards d’hectares, soit 31 % de la surface terrestre. Dans le détail, 45 % des forêts sont tropicales, 27 % sont boréales, 16 % sont tempérées et 11 % sont sous-tropicales.

Document 1. Les forêts dans le monde d'après la F.A.O.

carte forêts FAO

Source : FAO, 2020.

 

1.1. Les forêts tropicales

La forêt tropicale est un biome des zones intertropicales, en particulier en Amazonie, dans le bassin du Congo et en Asie du Sud-Est. Selon le climat et le sol, la forêt tropicale peut être humide ou sèche. Mais c'est dans les zones humides que la forêt est la plus riche en termes de biodiversité. Les forêts tropicales humides se caractérisent par « une formation végétale arborée haute et dense formée d'espèces à feuilles caduques, ainsi qu'un climat chaud et très humide » (Dures, 2020).

La forêt tropicale joue un rôle majeur de « puits de carbone » à l’échelle mondiale. En effet, l’action de la photosynthèse de la végétation sempervirente permet de stocker le CO2 présent dans l’atmosphère et de réduire en conséquence la proportion de ce gaz à effet de serre, pour ensuite ne le libérer que très lentement. Le rôle écologique majeur de la forêt tropicale humide dans la régulation du climat et du cycle de l’eau lui vaut d’être considérée comme « un commun environnemental de l’humanité » (Cadalen, 2020). D’autant plus que le changement climatique s’accélère, et « si les écosystèmes tropicaux demeurent des puits de carbone lors des années humides, ils passent de neutres voire émetteurs lorsque la sécheresse pointe son nez » (Huet, 2019).

Contrairement à une vision occidentale longtemps dominante, la forêt tropicale n’est pas une forêt vierge. Si l’hydrologie, le sol, ou le climat sont des facteurs importants explicatifs du milieu forestier, les espaces forestiers ne sont pas conditionnés seulement par leurs caractéristiques physiques. La distribution et la dynamique des forêts sont aussi « le produit de l'histoire de la gestion agroécologique de l'espace car l'arbre et la forêt ne sont pas perçus comme distincts de l'agriculture » (Rossi, 1999). En effet, la forêt tropicale « est un espace habité et sillonné depuis des millénaires par des populations dont la plupart pratique l’agriculture » (Friedberg, 1996). Il est possible de repérer les traces passées d’occupation du sol en forêt grâce à la télédétection satellitaire et l’utilisation de signaux radars (Oswald et al, 2010 ; El Hadji et al, 2013). Ces travaux renouvèlent la définition des zones biogéographiques de l’échelle régionale à l’échelle planétaire.

En ce sens, la forêt tropicale n’est pas une entité homogène. L’agencement des milieux alluviaux et interfluviaux en Amazonie forme des « mosaïques forestières » (Lamotte, 2004) appropriées différemment par les sociétés humaines. Les forêts se répartissent de plus selon l’étagement de la montagne, comme dans l’Himalaya (de Planhol, 1970). Il existe des milieux forestiers tropicaux spécifiques comme la mangrove, « forêt tropicale basse, au plus 30 mètres de haut, dense et implantée dans les vasières de la zone de balancement des marées » (Klein, 2003) ; la savane arborée, « une formation végétale de la zone intertropicale associant généralement à une couverture herbeuse continue un peuplement de ligneux arbustifs ou arborescents » (Toulouse, 2019).

La géographie de la forêt tropicale cherche à étudier la dynamique des paysages forestiers par le prisme de l’habiter. « Chaque entité phytogéographique a un modèle de fonctionnement qui lui est propre en termes de flux hydriques, flux de chaleur et flux gazeux » (Puig, 1994), et chaque milieu forestier est modifié par les actions successives des sociétés humaines dans le temps. La forêt est donc un socio-écosystème, un objet géographique qui résulte autant de processus naturels que de changements anthropiques.

1.2. Les forêts boréales

La forêt boréale, appelée aussi « taïga » n’existe que dans l’hémisphère nord, là où les hivers s’étirent plus de six mois en dessous de 0°C avec environ 200 jours de neige au sol (Loïzzo et Tiano, 2019). La forêt boréale est composée principalement de conifères (épicéas, sapins, pins, mélèzes) qui peuvent tolérer les conditions climatiques des hivers rigoureux et une saison de croissance relativement courte. On y trouve également quelques feuillus comme les bouleaux ou les saules (Cantegrel, 2022).

La forêt boréale est décrite comme une « forêt climax » par les partisans de la théorie de la succession forestière (Bergeron, 1999 ; Gautier, et al., 2001). Selon eux, la forêt boréale est un stade d’équilibre ultime, l’aboutissement d’une succession réussie. En termes paysagers, la forêt climax présente le faciès des vieilles forêts. À l’opposé, les partisans de la théorie de la dynamique forestière (Gagnon et al., 2001 ; Jasinski et al., 2005) montrent que « la structuration d’un peuplement à un moment donné de l’histoire dépend de séquences de perturbations et de la capacité de régénération des espèces au moment des perturbations » (Huybens, 2011). Selon les incendies et les épidémies, mais aussi l’exploitation du milieu par les humains, la forêt boréale peut évoluer vers des forêts équiennes irrégulières, ou vers des forêts étagées, vers des forêts mixtes (résineux et feuillus) ou des forêts monospécifiques, voire vers des landes forestières.

1.3. Les forêts tempérées

Les forêts des régions tempérées ne se laissent pas facilement décrire car ces milieux « sont généralement profondément humanisés, au point qu’on ne sait plus toujours très bien s’ils sont encore naturels. » (Demangeot, 2009). Toutefois, les géographes distinguent deux biomes selon le climat et le sol : « les forêts tempérées sempervirentes, dans les zones aux étés chauds et hivers frais (…) et les forêts tempérées d'arbres à feuilles caduques, dans les zones où les précipitations sont relativement régulières durant l'année » (Duffey, 1980).

Les forêts de feuillus sont composées principalement de chênes, hêtres, charmes et de châtaigniers. Ces derniers qualifiés de « pains du pauvre » ont joué un rôle prépondérant dans l’alimentation rurale jusqu’au XXe siècle (Bourgeois, 2004). Les forêts de conifères sont composées principalement de pins, sapins, épicéas, cèdres et cyprès. Depuis la fin XIXe siècle, on assiste à une « fermeture du paysage » (Le Floch, 2005) puis à une reconquête forestière par enrésinement des friches agricoles laissées par l’exode rural et la déprise de l’agropastoralisme de la moyenne montagne française (Dodane, 2010).

Il existe des formes végétales particulières, soumises à diverses pressions humaines. Les ripisylves ou forêts alluviales (Dufour et Piégay, 2006) ont largement régressé à cause du drainage des fonds de vallée depuis le XVIIIe siècle en Europe. Les forêts dunaires, créations artificielles du XIXe siècle, sont menacées par l’érosion marine (Petit-Berghem, 2011). Les forêts tempérées font face à un fort phénomène de fragmentation écologique, créateur d’une mosaïque de petits bois, appréhendés comme des « anthroposystèmes insulaires » par les biogéographes (Linglart et Blandin, 2006).

Dans ce contexte, Laurent Lespez qualifie la forêt de « nature hybridée » (Lespez, 2020). La nature forestière est ainsi abordée par les géographes sous le prisme culturel par les notions de paysage, en Méditerranée (Fourault-Cauet, 2010), ou de patrimoine, dans les Landes (Pottier, 2014). La nature ordinaire des espaces urbains est reconnue, qualifiée « d’improbable biodiversité » (Arnould et al., 2011).

 

2. Exploiter les espaces forestiers

On peut retenir trois principales activités, parmi d’autres, dans les espaces forestiers : les pratiques traditionnelles, vivrières et nourricières, mais aussi culturelles, relevant d’un « habiter » dans toutes les dimensions du concept ; l’exploitation du bois ; la mise en tourisme qui peut se faire avec ou contre les populations locales.

2.1. Les pratiques traditionnelles

Traditionnellement, les espaces forestiers sont mis en valeur par les communautés paysannes dans le cadre de systèmes agro-sylvo-pastoraux où les terroirs sont exploités de façon complémentaire. L’autonomisation de l’espace forestier est une conception occidentale héritée de la division entre la nature et la culture, le sauvage et le domestique (Descola, 2015). Déjà les Romains, sous l’Antiquité, divisaient l’espace rural en trois zones : l’ager (les champs), la silva (la forêt), et le saltus (élevage extensif).

Cependant, dans les pays du Sud, la pratique la plus répandue est l’agroforesterie. Les géographes ont montré que la dynamique ancestrale de régénération de la forêt permet la reproductibilité de l’agriculture sur brûlis, créant ainsi « une ressource essentielle pour la subsistance des populations forestières » (Michon et al, 1995). En s’appuyant sur une enquête menée en Indonésie et à Madagascar, Jean-Baptiste Bing montre que l’agroforesterie permet « de réduire la dépendance des communautés rurales aux cultures d’exportation en y mêlant des cultures vivrières, de maintenir la main d’œuvre sur place et de réduire l’exode rural, de préserver les sols et de réguler l’hydrologie » (Bing, 2015).

Il en va de même dans d’autres régions du Sud, comme au Costa Rica (Beer, 1990) où protection des arbres et plantation de cacaotiers vont de pair ; le Burundi où forêts et pépinières se partagent l’espace (Puig, 1994) ; ainsi que le Cameroun où les jardins de case allient les arbres domestiques à la culture de plantes médicinales (Tchatat, 1995). La survivance des pratiques agroforestières a longtemps été lue comme le révélateur de la vivacité des communautés autochtones, au Népal (Smadja, 1994) ou dans le Sud-Ouest de Madagascar (Ranaivoson, 2012). Des lois forestières ont été adoptées dans le but de protéger les pratiques communautaires forestières, au Cameroun en 1994, et en Indonésie en 1999 (Mekouar, 2004 ; Gautier et Hautdidier, 2012).

L’ouvrage d’Elinor Ostrom Self-governance and forest resources (1999) donne à voir les nombreuses façons dont les habitants des forêts élaborent eux-mêmes les règles d'exploitation du milieu pour le bois et les produits non-ligneux comme les champignons (Tsing, 2017), les herbes aromatiques et médicinales ou encore le gibier (Stépanoff, 2021). La gouvernance collective permet de garantir la durabilité des ressources forestières au fil du temps. Les géographes ont confirmé les observations d’Elinor Ostrom par des enquêtes empiriques dans de nombreuses forêts tropicales du Sud : en Guinée (Rey, 2011), au Bénin (Mehou-Loko et al., 2013), et en Inde (Létang, 2017).

En conséquence, des programmes d’agroforesterie se sont multipliés dans le cadre de politiques publiques nationales et internationales d’aide au développement et de lutte contre la déforestation. Camille Reyniers en montre les limites en République démocratique du Congo. Selon elle, ces modes de production décidés par les États ne sont pas durables car il s’agit de « solutions techniques et technicisées, qui ont peu de chance d’offrir une alternative pour les populations locales. » (Reyniers, 2019).

Document 2. Paysage témoignant d’un usage nourricier traditionnel de la forêt : chênaie pâturée (Hutewald)  dans le massif du Reinhardswald (Hesse, Allemagne)

hutewald

Le Hutewald (forêt pâturée en français) est le paysage associé à un usage traditionnel de la forêt consistant à faire pâturer les sous-bois par des animaux domestiques ou vivant en semi-liberté (qu’on appelait aussi la glandée, s’agissant de l’élevage porcin). Cliché : Gerhard Elsner, 2006, sous licence GNU (source).

 

2.2. La sylviculture

La sylviculture est l’ensemble des pratiques d’exploitation et de gestion d’une forêt en vue d’en retirer un bénéfice économique. Selon Jonathan Lenglet (2018), « la notion de filière forêt-bois s’est progressivement imposée pour désigner l’ensemble des acteurs et des activités d’exploitation forestière et de transformation du bois ». Depuis le XIXe siècle, dans la plupart des pays, les administrations forestières se sont constituées de larges domaines gagnés sur les territoires autochtones, en Tunisie par exemple (Bouju et al, 2016). En France, la plantation de la forêt de pins maritimes des Landes de Gascogne est ainsi présentée comme une « une colonisation intérieure » du régime de Napoléon III contre les communautés agropastorales landaises (Aldhuy, 2010).

C’est surtout le phénomène de déforestation qui alimente la recherche en géographie des Suds. Derrière la description des fronts pionniers, des causes plurielles sont identifiées en Amazonie (Scouvart, 2006). Comme l’écrit Moise Tsayem Demaze (2008), « les politiques publiques brésiliennes voient l’Amazonie comme étant un territoire à désenclaver et à développer ». Ludivine Eloy et François-Michel Le Tourneau (2009) montrent qu’il n’y a pas de fatalité dans la déforestation. Le maintien d’une agriculture sur abattis-brulis laisse penser que la transformation des forêts tropicales en grandes cultures intensives et productivistes n’est pas inéluctable.

La déforestation est le plus souvent la conséquence d’une conversion des forêts au profit de l’élevage extensif ou de cultures agricoles. Les géographes le prouvent dans de nombreuses régions du monde, en réalisant des études diachroniques du couvert forestier, à Madagascar (Vololonirainy et al., 2013) ou au Sénégal (Andrieu et al., 2018 ; Solly et al., 2020). La déforestation provoque une érosion des sols dans les montagnes du Guizhou en Chine (Vanara, 2008), et une « dégradation biologique des écosystèmes » au Cameroun (Ngoufo et al., 2006).

À rebours de ces constats, François Verdeaux (1998) a montré qu’en Côte d’Ivoire « la déforestation ne résulte pas d'une surexploitation des ressources ni d'une situation d'explosion démographique ». Dans le même sens et plus récemment, Jean-Paul Jamet (2020) critique la typologie des espaces forestiers dressée par la FAO : « l’exclusion des systèmes arborés, notamment l’agroforesterie au sens large, (…) peut faire croire que ces pratiques sont synonymes de déforestation. Or elles améliorent la résilience des nouveaux systèmes et rendent des services écosystémiques comparables à ceux des écosystèmes forestiers ».

La commercialisation du bois se réalise désormais du local au global, à travers des marchés de plus en plus financiarisés (Hautdidier, 2004). C’est dans ce contexte de mondialisation des échanges qu’a émergé le bois-énergie, offrant de nombreux débouchés économiques mais engendrant de nombreuses inégalités socio-spatiales. En effet, le développement du bois-énergie ne contribue pas à générer des revenus significatifs pour les populations rurales des forêts au Burkina-Faso (Ouedraogo, 2009). Alors que dans le même temps, le bois-énergie est une activité lucrative pour les exploitants et investisseurs des arganeraies des Haha au Maroc (Faouzi, 2013).

« User de biomasse forestière pour chauffer des bâtiments ou produire de l’électricité apparaît séduisant » notent Émilie Evrad et Yves Poinsot (2013). En effet, le bois est perçu comme une « énergie verte » promue par les politiques publiques de transition écologique (Tabourdeau, 2021) qui visent à réduire la part des énergies fossiles. Cependant, les auteurs soulignent les limites de ce modèle par la concurrence entre les territoires à l’échelle mondiale : « Europe, Japon et Chine ont plus intérêt à se procurer de la biomasse forestière en Amérique ou en Afrique qu’en Eurasie. Mais ces stratégies économiques jouant de l’espace induisent des effets écologiques désastreux dans le temps, par l’entremise d’un jeu pervers sur les stocks ». On peut ainsi se demander avec Sylvie Pellerin (2013), « le bois-énergie est-il une solution d’avenir ? ».

2.3. La mise en tourisme

La forêt tient une place particulière dans l’imaginaire collectif occidental (Harrison, 2018), entre vision orphique et vision prométhéenne de la nature (Debarbieux, 2015). Au début du XIXe siècle, le romantisme en Europe bouleverse la perception de la nature. Les artistes et les écrivains subliment la forêt. De milieu hostile, la forêt devient paysage attractif. La naissance du tourisme dans le même temps valorise le voyage grâce au développement du chemin de fer.

C’est ainsi que les anciennes forêts royales d’Île de France, au statut domanial depuis la Révolution française, deviennent les nouveaux espaces de loisirs de la bourgeoisie parisienne, se transformant bientôt en « musée vert » à l’instar de Fontainebleau (Kalaora, 1985). Il en va de même pour les forêts de montagne promues par le Touring Club de France (Schut, Delalandre, 2016).

En Amérique du Nord, l’imaginaire de la « wilderness », c’est à dire de la nature sauvage (Speck, 2008), est le moteur de la mise en valeur culturelle des forêts canadiennes (Glon, 2006) et étatsuniennes (Muir, 2020). La patrimonialisation de la forêt passe désormais par une labellisation, qui devient source d’attractivité nouvelle. La forêt touristique est alors prise en tension entre conservation du milieu et développement de l’économie, comme c’est le cas dans le Cariri du Ceara au Brésil (Bétard et al., 2017), dans la Great Bear Rainforest au Canada (Héritier, 2019), ou dans les mangroves des Antilles (Klein, 2003).

 

3. Protéger les territoires forestiers

3.1. La conservation des forêts

Les politiques de conservation des forêts remontent à la création d’aires protégées, en Europe et aux États-Unis au XIXe siècle, ces derniers étant précurseurs dans la volonté de préserver une nature considérée comme « sauvage » sous l’influence de penseurs comme John Muir (1901). Les parcs nationaux (Laslaz, 2022) et les réserves naturelles se diffusent partout dans le monde lors de la colonisation des pays du Sud. Car l’espace protégé est avant tout un espace de contrôle comme le montre Steve Déry dans les pays de l’Asie du Sud-Est : « c’est comme si l’État découpait [le parc] pour l’amener à un niveau géographique supérieur, national celui-là ; un niveau accessible aux touristes écologiques et aux chercheurs nationaux ou internationaux, mais auquel les populations locales n’ont plus accès (ou très peu) » (Déry, 2008). Ainsi dans le Parc National du Niokolo-Koba, « en évacuant l’homme au profit de la « nature », les autorités sénégalaises ont négligé la complexité et ont, de ce fait, soustrait un élément régulateur à la gestion du milieu » (Larrue, 2002). La sanctuarisation des forêts va à l’encontre de l’usage de paysages sacrés chez de nombreux peuples (Grésillon et Sajaloli, 2013). Guillaume Blanc (2020) qualifie cette situation de « colonialisme vert ».

Les réserves forestières sont prises en tension entre la protection de l’écosystème et l’exploitation du milieu. C’est le cas par exemple à Madagascar où « la conservation de la biodiversité se heurte à des pressions anthropiques et des occupations illicites à l'intérieur des aires » (Weber, 1995). En Europe, le réseau Natura 2000 « insiste sur la compatibilité des modes de mise en valeur et de la conservation des habitats et des espèces patrimoniales » (Lepart et Marty, 2006). On retrouve cette même approche de conciliation dans le Parc National de Forêts, entre Champagne et Bourgogne (Untermaier, 2022), ou dans les parcs naturels régionaux, en particulier dans le PNR Oise Pays de France sur la question forestière (Pour, 2022).

La prise de conscience de l’effondrement de la biodiversité est à l’origine d’un tournant environnemental dans les politiques forestières. En Inde, « alors que l’administration forestière a longtemps œuvré à la valorisation de la ressource ligneuse, depuis les années 1990 elle a pour principale mission la protection des fonctions écologiques » (Hinnewinkel, et al., 2017). Il en va de même en France où les géographes observent une « écologisation de la filière-bois » (Lenglet, Corla, 2020). Mais il faut nuancer cette tendance car « le monde forestier reste marqué par le souci de la rentabilisation et de l’entretien d’un patrimoine pris au sens premier du terme, c’est-à-dire économique, personnel et familial » (Bouisset, Puyo, 2011).

De ce fait, les politiques environnementales présentent de nombreuses limites. En Argentine, la loi de protection des forêts est détournée « pour favoriser les dynamiques agricoles » (Gisclard, 2015). De même, en Amérique du Nord, « il demeure de profondes incertitudes sur l’efficience des mesures de protection face à l’importance des enjeux énergétiques notamment » (Depraz, Héritier, 2012). La certification forestière, (labels PEFC et FSC notamment), censée permettre une gestion durable des forêts (Arnould, 1999), devient « une arme concurrentielle pour les acteurs économiques » (Tozzi et al., 2011), en particulier en Amazonie où ce « dispositif est difficilement soutenable à long terme » (Lemeilleur, et al., 2017).

3.2. Risques et adaptation des forêts

La forêt est vulnérable aux changements globaux, elle traverse des perturbations naturelles et anthropiques qui mettent à rude épreuve la résilience des écosystèmes. La tempête de décembre 1999 en France a causé de nombreux dégâts (Terrasson, 2000). Les forêts sont également soumises à de forts risques sanitaires liés aux insectes ravageurs (Banos, 2020) ou aux plantes invasives (Javelle, et al., 2010). Certaines espèces peinent à s’adapter au changement climatique comme le hêtre, adapté à un climat humide et frais, dont l’aire de répartition en France se rétracte progressivement.

Aujourd’hui, ce sont les feux de forêts qui marquent l’opinion par leur intensité et leur récurrence, en Amazonie (Théry, 2019), en Asie (Robert, 2020), en Provence (Carrega, 2005), ou encore en Californie (Bouisset, 2021). Les milieux secs ou chauds ne sont plus les seuls concernés : l’été 2023 a vu des méga-feux ravager la forêt boréale du Canada (Le Monde, 2023). L’analyse spatiale modélise les incendies comme des « systèmes complexes » (Mangiavillano, 2011). Vincent Clément replace le phénomène des incendies en Méditerranée sur le temps long, soulignant les responsabilités humaines et les lacunes des politiques de prévention. Le géographe appelle à lever « le tabou d’une forêt non productive » (Clément, 2005).

Dans le même temps, les forêts ont été placées au cœur de la lutte contre le changement climatique (Van de Maele, 2020), en particulier depuis la mise en place de processus de Réduction des Emissions de gaz à effet de serre dues à la Déforestation et à la Dégradation forestière (REDD). Il s’agit de mesures qui recherchent une plus grande absorption de carbone par les puits forestiers. Or, comme le font remarquer Joel Boulier et Laurent Simon, « mener une politique globale à l’échelle internationale (…) participe d’une illusion assez persistante dans les instances internationales : celle d’une politique sectorielle répondant de façon universelle à un problème donné ». De plus, « cette initiative à forte connotation marchande » (Tsayem Demaze, 2010) « focalise l’attention sur l’objet forestier lui-même au détriment des acteurs et des besoins de ceux-ci » (Brédif, 2008).

3.3. Conflits d’usages et d’appropriation

Les conflits pour l’appropriation des ressources forestières ne se jouent plus seulement à l’échelle locale mais aussi à l’échelle mondiale. Un double mouvement d’écologisation et de marchandisation des forêts (Tordjman, 2021) conduit à évaluer la nature autant pour ses « services écosystémiques » que pour sa valeur monétaire sur des marchés mondialisés (Oswald, 2018). C’est dans ce cadre théorique que sont nés les concepts de « déforestation évitée » (Karsenty, 2007) pour les politiques climatiques et de « déforestation importée » pour les politiques agricoles (Antoine, 2023).

Au Maroc, les paiements pour services écologiques sont un « mécanisme qui pourrait constituer une base pour l’allocation de crédits-carbone » (Lahssini, 2016). Cependant, Catherine Aubertin (2016) montre comment les marchés carbone sont inefficaces pour lutter contre la déforestation au Brésil, et que seule une politique ambitieuse de l’État est à même de protéger la forêt. Nelo Magalhães (2021) se demande ainsi si le « paradigme des investissements verts » ne défend pas implicitement la poursuite du business as usual.

Ainsi, « la forêt est un champ de bataille », en Himalaya par exemple où « le contrôle des espaces forestiers est le révélateur de rapports de force entre l’État et les sociétés locales autour des phénomènes d’accaparement des terres et des situations nouvelles de monopoles fonciers » (Létang, 2020). En Indonésie, la politique forestière est capturée par les élites qui cherchent à remplacer les forêts naturelles tropicales par des plantations forestières en usant massivement de coupes rases (Durand, 2008).

La forêt est souvent un espace de marge, « une zone grise » (Kadet, 2015) où s’exercent des violences plus ou moins radicales. À Madagascar (Bertrand, 2012) ou au Cameroun (Baticle, 2021), les communautés locales luttent et résistent contre les enclosures de l’espace forestier, c’est-à-dire la privatisation du territoire (Compagnon, 2008) par la construction de clôtures. Ce phénomène d’engrillagement est aussi présent dans les pays du Nord, comme en Sologne, une forêt investie par la chasse privée (Baltzinger, 2016), à l’image de la « forêt emmurée » de Chambord (Robert, 2018). La forêt colombienne qui servait de base arrière à la guérilla des FARC fait aujourd’hui l’objet de projets d’aménagement qui menacent la subsistance des communautés rurales locales (Benassaya, 2022).

Aujourd’hui, du fait de l’attraction croissante de la nature chez les citadins (Dehez et al., 2022), les forêts périurbaines (Salaun 2019) deviennent multifonctionnelles. Elles sont le théâtre de conflits d’usage, entre d’une part des activités productives (exploitation du bois, de la résine et du charbon de bois) et d’autre part des activités récréatives comme la chasse (Decoville, 2007), les sports, la cueillette ou la promenade (Papillon et Rodier, 2011).

 

Conclusion

À l’heure de l’Anthropocène (Bonneuil, Fressoz, 2013), les écosystèmes forestiers présentent des enjeux environnementaux majeurs car « le recul des forêts participe à l’accélération du changement climatique » (Robert, 2020). Les espaces forestiers sont exploités autant comme ressource naturelle que pour leurs aménités environnementales. Or, aujourd’hui cette mise en valeur est de plus en plus remise en question (d’Allens, 2019).

Finalement, la forêt est révélatrice du rapport contradictoire des sociétés humaines au vivant. Le sommet de Belém sur la déforestation marque un nouvel échec de la protection de la biodiversité (Le Monde, 2023). Au-delà des critiques du greenwashing, les géographes montrent que la forêt est toujours le lieu de convoitises (Felli, 2016), qui exclue les populations les plus fragiles.


 

Bibliographie

 

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : ager, saltus et silvaagroforesterie | biome | bois | climax | colonialisme vert | conflits d’usage | étagement | fermeture du paysage | forêt | forêt vierge | fronts pionniers | parcs nationaux | PFNL | sylviculture | tropicalité.

 

 

Arthur GUÉRIN-TURCQ

Doctorant en géographie, RIVES-EVS, Université de Lyon

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Arthur Guérin-Turcq, « Les forêts dans le monde, des milieux anthropisés : un état des lieux », Géoconfluences, septembre 2023.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/changement-global/articles-scientifiques/forets-dans-le-monde